Après le bataillon anti-autoritaire, la suite de la résistance anarchiste en Ukraine (entretien avec Salam)

Tractor pulling a tank with a Z inscription on it. Top text says "grassroots resistance against fascism"

L’article qui suit est le premier d’une série d’entretiens avec des membres des réseaux ou collectifs anti-autoritaires en Ukraine résistant toujours à l’invasion russe qui dure depuis plus d’un an et demi, que ce soit au front ou à l’arrière. Ici, on discute avec Salam, combattant d’une sous-division bélarusse, qui raconte le soulèvement bélarusse de 2020 contre la réélection de Loukachenko et sa participation à la résistance militaire ukrainienne. On y évoque aussi la solidarité internationale avec les résistant-es ukrainien-nes, le deuil des camarades défunt-es et bien d’autres sujets.

Inutile de dire que nous ne voulons tracer aucune hiérarchie entre les diverses formes d’engagement contre ce conflit du côté ukrainien. Il reste que le soutien aux camarades sur le front est, dès le début de l’invasion, l’une des principales formes de mobilisation qui ont animé le mouvement anti-autoritaire de ce pays. On souhaitait donc entamer cette séquence en analysant l’expérience de création du bataillon anti-autoritaire au sein des unités de défense territoriale, ainsi que sa désintégration.

***

Salut. Merci d’avoir accepté de nous parler. Est-ce que tu pourrais d’abord te présenter en quelques mots ?

Je m’appelle Salam, je suis anarchiste et je viens de la ville de Baranavitchy au Bélarus. Je suis en Ukraine depuis le 8 mars 2022. Au Bélarus, j’aidais à développer le mouvement contre-culturel dans ma ville. Après les manifestations de 2020, j’ai dû fuir rapidement en Pologne. De 2021 et jusqu’au début de la guerre, j’habitais en Pologne.

Le soulèvement au Bélarus et l’exil en Pologne

Peux-tu raconter ta participation et celle de tes camarades au mouvement de 2020 opposé à la réélection de Loukachenko au Bélarus ?

Au tout début de la mobilisation, on n’avait pas énormément d’espoir. Pendant les élections de 2015, il n’y avait eu aucune manifestation. Malgré tout des candidat-es de l’opposition, moins nombreux-ses qu’en 2020, ont réussi à obtenir près de 25% de voix, ce qui est beaucoup pour le Bélarus et ce qui montrait bien que les gens en avaient plutot marre de Loukachenko. Mais les événements en Ukraine et la guerre qui a commencé en 2014 ont eu pour effet de calmer la société bélarusse.

C’est pour ça qu’en 2020 personne ne s’attendait à quoi que ce soit. Tout d’un coup, les gens ont commencé à faire la queue massivement pour devenir candidat-es. On a été un peu ébahi-es. Avant ça, toute tentative de discuter des élections mobilisaient seulement une poignée de personnes, pendant que le reste disait qu’il n’y avait rien à en attendre. Puis, plein de gens ont commencé à venir aux assemblées.

Des manifestantes en première ligne contre les flics bélarusses lèvent leurs mains

Les anarchistes de Minsk avaient des plans étaient napoléoniens : aller à toutes les actions, distribuer des flyers, organiser des actions de boycotte, bref, faire de l’actionnisme… Et pourtant ce n’est qu’en province que le mouvement a réellement percé. Je faisais partie de celleux qui ramenaient ces fameux flyers à destination de Minsk dans ma ville, car pas mal de jeunes là-bas s’y intéressaient. A Minsk, il n’y a pas eu de mobilisation à proprement parler.

Quand tous-tes les candidat-es à l’opposition ont été emprisonné-es, sauf Svetlana Tikhanovskaïa [devenue candidate principale de l’opposition après l’arrestation de son mari], et que pour la première fois de l’histoire du Bélarus, tous-tes les candidat-es se sont réuni-es, des piquets ont commencé dans beaucoup de villes. Celleux qui les organisait à Baranavitchy n’avaient même pas de sono… On en a parlé avec des camarades et comme on s’occupait des projets contre-culturels, on pouvait proposer au QG de l’opposition notre matériel à nous avec pour seule condition la mise en place d’une sorte de micro ouvert à chacun-e qui voulait s’exprimer. Pendant un certain temps, je suis même devenu l’orateur principal de ma ville.

On a fourni notre matériel pour deux actions. A la première, il n’y avait pas beaucoup de monde, entre 150 et 200 personnes. A la deuxième, il y en avait 500. J’avais jamais vu autant de manifestant-es à Baranavitchy. J’ai profité de chacune de mes prises de parole pour critiquer la démocratie représentative. Je disais que si jamais Loukachenko décidait de laisser Tikhanovskaïa gagner, ça ne résoudrait aucun de nos problèmes, mais les déplacerait d’une tête sur une autre. Je disais qu’il nous fallait des mécanismes d’autogestion, une pression sur les fonctionnaires et les dirigeant-es. Au Bélarus contemporain, il n’y a pas une seule forme de contre-pouvoir, seulement une élite débridée, qui peut faire absolument n’importe quoi jusqu’au meurtre. Mes prises de parole plaisaient beaucoup. J’ai commencé ma deuxième intervention par une citation de L’Internationale (« Il n’est pas de sauveur suprême : ni Dieu, ni César, ni Tribun … »), j’avais peur qu’on me rit au nez, en disant que ça puait l’URSS, mais les gens ont applaudi.

Après ça, on est arrivé en groupe organisé à un piquet de Tikhanovskaïa elle-même avec des pancartes qui disaient « Et sans président, c’est trop dur ? ». Elles ont plu à beaucoup de gens au point où tout le monde s’est pris en photo avec, même des journalistes. Il était devenu évident que la société bélarusse soutenait une forme de décentralisation du pouvoir. Même celleux qui ne s’intéressaient pas à la politique d’habitude se disait qu’on avait pas besoin d’une république présidentielle, très susceptible de créer de l’usurpation du pouvoir sur la société.

Parmi les moments drôles, il y a celui où je tiens une pancarte (on en avait aussi qui disaient « Notre candidat, c’est l’autogestion » et « Elisons la démocratie directe »), prêt à accueillir Tikhanovskaïa. Sa sécurité va même demander aux locaux si je ne suis pas un provocateur. Ce à quoi les gens répondent que je suis un gars sûr. Sauf que pile à ce moment-là, les organisateur-ices me cherchaient pour me donner la parole. J’ai raté l’occasion de parler devant 8,000 habitant-es de ma ville. (C’était une très grosse occasion ratée, mais un jour on se rattrapera.) Le jour d’après on a organisé une action non-déclarée, avec des banderoles sur lesquelles on avait écrit « l’Etat est la maladie, la dictature—le symptôme, et la révolution—le remède. »

Rassemblement anarchiste bélarusse avec des pancartes "Et sans président, ça serait trop dur ?", "Notre candidat, c'est l'autogestion" ou "Notre choix, c'est la démocratie directe"
Rassemblement à Baranavitchy. Sur les pancartes : « Et sans président, c’est trop dur ? », « Notre candidat, c’est l’autogestion » ou encore « Notre choix, c’est la démocratie directe »

Quasiment le jour suivant, des policiers en civil sont venus chez moi pendant que j’étais au travail. Heureusement que je travaillais au noir, on m’a appelé depuis la maison pour me prévenir. Ça devait être le 5 août. Ensuite, je me cachais chez des connaissances, mais on continuait à se réunir tous les soirs pour discuter de ce qu’on voulait faire le 9 août [le jour de l’élection].

On ne s’est pas préparé de manière très sérieuse. On a juste pris un mégaphone, en se disant qu’il n’y aurait pas de sono. Comme la pratique nous avait montré, un micro ou un mégaphone peuvent donner plus de pouvoir qu’un fusil. On avait plein de tracts et d’autres matos de propagande. Je me préparais à prendre la parole, on voulait distribuer des tracts, disucter un peu avec les gens et j’allais sans doute me faire arrêter pendant un jour (c’était clair que je n’allais pas pouvoir quitter la place). En réalité, nous avons été parmi les premières arrestations dans la ville. On n’a pas eu beaucoup de chance, déjà le lieu de rendez-vous n’avait pas été bien choisi. Une fois sur la place, nous avons rapidement vu passer juste à côté un bus rempli de flics, qui étaient là pour contrer des émeutes. C’était très drôle, le bus s’est arrêté et un flic est sorti. Il a d’abord couru vers nous, mais a vite remarqué qu’on était une dizaine et qu’il était seul à descendre. Il est donc retourné au bus.

J’ai décidé de rester sur la place avec deux autres personnes recherchées et encore deux camarades sont resté-es pour nous tenir compagnie. Les autres qui n’étaient pas encore connu-es des services de police ont pu s’échapper avec tout le matos. Moi et quelques autres, nous avons eu 15 jours de détention, d’autres un peu moins.

On nous a relâché-es le 16 at, un peu plus tôt que prévu. C’est là qu’on a appris qu’à Minsk 500,000 personnes étaient sorties dans la rue, et 20,000 à Baranavitchy. Près d’un million de personnes sont allées manifester un dimanche. On savait aussi qu’il y avait eu des grosses grèves et même des meurtres d’opposant-es. En écoutant ces récits, j’étais très enthousiaste jusqu’au moment où on m’a dit que Loukachenko vivait toujours dans son palais, pendant que les gens étaient rentrés chez eux. J’ai dit a mes potes qu’il fallait qu’on fasse nos visas et qu’on se taille du pays le plus rapidement possible. Jusqu’en octobre, j’étais plutôt pessimiste, en m’attendant à la reaction inévitable de la part du pouvoir. Il y a eu quelques lueurs d’espoir, mais ils se sont vite éteints.

Ces semaines-là, nous avons tout de même aidé à organiser des manifestations auxquelles venaient de moins en moins de gens. J’ai déménagé à Minsk et mon militantisme a changé de forme en devenant virtuel, car je savais que j’étais recherché. Mi-octobre, j’ai eu une perquisition chez moi liée a des incendies de voitures de police. C’était inutile de prouver à qui que ce soit que je n’étais pas responsible. Mon visa était prêt et le soir même je suis parti en Pologne et après en Ukraine.

Est-ce que tu as continué à militer en Pologne ?

A Varsovie, j’étais actif dans les cercles de la diaspora bélarusse, j’essayais de tisser des liens entre le milieu anarchiste et les exilé-es du pays. Pendant un certain moment, on avait une forte influence sur la diaspora. Les gens étaient réellement enthousiastes et curieux-ses de nos idées. Ça nous faisait plaisir de voir qu’après un atelier sur des décisions prises au consensus, des participant-es essayaient de se servir de ces nouvelles techniques à d’autres assemblées. Malheureusement, la guerre a tout gâché. Maintenant, ce sont plutot les nationalistes qui ont leur côte de popularité en hausse.

Au sein de la diaspora bélarusse, il y a beaucoup d’idées nationalistes, même si ce nationalisme n’est pas forcément très radical. Il faut préciser qu’en tant que tel, le nationalisme bélarusse est plutôt un projet de libération du pays qui se trouve sous un joug colonial très ancien, où le pouvoir est concentré entre les mains d’un groupuscule anti-bélarusse. Toutefois sont apparus des nationalistes de droite.

Pendant que j’étais à Varsovie, on avait des conflits avec un groupe de ce type-là. Je me rappelle d’une embrouille concernant un drapeau LGBT transporté par des camarades polonais-es dans une voiture allant à une manifestation. Alors on l’a pris et on est allé en plein milieu de la foule avec. Nous avons immédiatement été attaqué-es par un groupe de jeunes nationalistes, mais ils n’avaient aucune chance contre nous et ont fini par quitter la manif.

On les chassait aussi des actions qu’on menait contre l’instrumentalisation des exilé-es syrien-nes par le régime de Loukachenko. Des nationalistes sont arrivés à une de ces actions avec une banderole très xénophobe. Quand on leur a dit de partir, ils sont allés se plaindre auprès des flics.

Depuis, la situation a changé. Des politiciens de droite avec un peu de renom ont pris sous leur aile des bandes de jeunes néo-nazis qui cherchent maintenant à les imiter. Ils sont passés du national-socialisme à la national-démocratie, mais leur comportement n’a pas tant changé que ça. Leurs relations avec des groupes de la diaspora sont donc plutot mauvaises.

L’un des groupes de jeunes nationalistes se sert de l’image d’un vieux politicien de droite assez connu, Zenon Poznyak, pour attirer du monde à ses actions. Poznyak parle souvent de la décentralisation du pouvoir, car il est conscient des risques du néo-nazisme pour le pays. En même temps, l’une des figures médiatiques du groupe des jeunes écrit que le Bélarus a besoin d’une dictature temporaire. Je ne sais pas comment les deux co-habitent.

Le problème aujourd’hui, c’est qui les groupes nationalistes, qui étaient auparavant très marginaux, deviennent très actifs, pendant que l’activisme anarchiste est en baisse.

La guerre en Ukraine et les tentatives de coordination anti-autoritaire

A quel moment as-tu pris la décision de venir te battre au front en Ukraine ?

Je suis arrivé en Ukraine le 8 mars 2022. Avant que la guerre ne commence, je savais que si elle arrivait, je viendrais ici sans aucun doute. Quand l’invasion a eu lieu, j’ai donc appelé mes camarades qui m’ont parlé de leur plan de créer une unité de défense territoriale anti-autoritaire. J’ai passé les trois premiers mois au sein de ce bataillon. Le premier mois et demi on avait encore un espoir qu’on allait pouvoir réussir quelque chose. Après, la situation a changé.

Comment est née l’idée de ce bataillon ?

L’un de nos camarades funts, Youri Samoïlenko « Yanov » avait été volontaire en 2014. Il a compris que le conflit dans le Donbass n’était pas la fin, mais le début d’une grande guerre dans la région. Il a servi dans l’armée, devenant capitaine de renseignement au sein de la défense territoriale de la ville d’Oboukhiv, d’où il venait. Quand c’est devenu clair qu’une guerre allait avoir lieu à une grande échelle, il a présenté aux camarades la possibilité de créer notre propre groupe. On a donc essayé. Malheureusement, on n’a pas réussi.

Photo des membres du bataillon anti-autoritaire en Ukraine avec un drapeau noir

Qu’est-ce qui a échoué ?

Quand l’armée russe a quitté l’oblast [la région] de Kyiv, les problèmes bureaucratiques ont commencé. Comme il arrive souvent, plus loin est le front, plus il y a d’emmerdes de la part des fonctionnaires. On a commencé à subir énormément de vérifications administratives des documents, des enquêtes sur les personnes mortes ou sur pourquoi un tel a été blessé à tel endroit. Le chef de notre batallion, vétéran de la guerre en Afghanistan, ne l’a pas supporté et s’est tiré une balle. Il a été remplacé par un ancien du SBU [service de sécurité ukrainien], viré pour corruption. Ce-dernier s’est directement embrouillé avec Youra, et notre histoire s’est terminée par ça. Il a simplement refusé d’enregistrer les étranger-es et a mis des bâtons dans les roues aux ukrainien-nes. Il y avait parmi nous un groupe de russes, de bélarusses, d’autres camarades de l’Europe de l’est. D’autres camarades voulaient venir nous rejoindre, mais n’avaient simplement pas encore eu le temps.

Cinq d’entre nous ont fini à la Légion étrangère. Certain-es sont rentré-es chez elleux, d’autres continuent à être volontaires. Une partie des ukrainien-nes ont réussi à être transféré-es. A un moment, iels ont même réussi à former un groupe assez conséquent (huits personnes, je crois) au sein d’une autre unité de défense territoriale, cette fois-ci dans l’artillerie. Pour les étranger-es, il n’y avait pas beaucoup de solutions, surtout quand t’es russe ou bélarusse. Tu es citoyen-ne d’un pays agresseur et l’attitude vis-à-vis de toi en découle.

En ce qui me concerne, au bout de trois mois, je suis revenu à Kyiv, où j’ai accompagné les Collectifs de Solidarité et d’autres organisations à leurs missions humanitaires. J’ai cherché d’autres options, mais malheureusement la seule était la sous-division bélarusse, le Bataillon Kastous-Kalinowski. Là-bas, il y avait pas mal de nationalistes, dont certains étaient mes ennemis politiques directs de Baranavitchy. Ils avaient été responsables d’attaques au couteau sur nos camarades au Bélarus. Cependant le groupe de néo-nazis qui était parmi les plus radicaux est allé former sa propre sous-division. Un anarchiste bélarusse a fini par rejoindre le bataillon, et nous a dit que tout n’était pas si mal là-bas. Deux autres camarades l’ont alors rejoint à leur tour, et après ça, j’y suis arrivé moi-même avec un autre camarade. A vrai dire, j’ai été pas mal surpris, car il y avait pas mal de monde qui sympathisait avec les idées anti-autoritaires. On a même rencontré quelques anarchistes qu’on ne connaissait pas avant. Aujourd’hui, je suis toujours dans ce bataillon qui fait partie de la Légion étrangère.

J’y suis de manière temporaire jusqu’à ce qu’il y ait de nouveau une possibilité de créer notre propre division. Récemment, il y a eu peu de propositions de ce genre, et la plupart d’entre elles sont complètement suicidaires, avec peu de chance de survie après la première mission. C’est précisément ce qui est arrivé à quelques-uns de nos camarades à Bakhmout, je pense à Dmitry Petrov et deux camarades occidentaux (Cooper Andrews et Finbar Cafferkey).

Graffiti dans la ville d’Odessa commémorant Dmitry Petrov, Finbar Cafferkey et Cooper Andrews

Tu as toi-même passé plusieurs mois à Bakhmout où les combats étaient particulièrement acharnés. Comment était la situation là-bas?

Les russes ont d’abord réussi à récupérer un bout du territoire, ensuite ils l’ont perdu, enfin ils s’y sont installés durablement… Je travaillais à Bakhmout depuis fin décembre [2022]. J’y étais le jour de Noël orthodoxe en janvier, lorsque la Russie a déclaré une trêve. Ce jour-là, les explosions étaient 5 fois plus fortes qu’à d’autres moments. Cette anecdote sert juste à illustrer comment se comportent les russes. S’ils parlent d’une trêve, ça veut dire qu’ils vont bombarder. S’ils parlent d’un couloir humanitaire [pour évacuer les civil-es], ça veut dire qu’ils comptent bombarder ce couloir.

Depuis le début de notre travail, les combats n’ont jamais cessé de s’intensifier. On a commencé par les villages adjacents, on a fini par se rapprocher de la ville et enfin bombarder la ville elle-même, car les russes avaient réussi à la prendre. Bakhmout avait été une belle ville avant l’arrivée du « monde russe ». Il y avait eu un grand marché. Au moment où on y était, sur les 80,000 habitant-es, il restait moins de 5,000, majoritairement des retraité-es qui avaient plus peur des changements que de la guerre. Il y avait aussi des gens qui croyaient à la propagande russe et attendaient l’arrivée de la Russie. Quand des missiles venaient du côté russe, ils blâmaient l’Ukraine. Le marché lui-même a été bombardé plusieurs fois et je pense que les russes savaient ce qu’ils ciblaient.

Les deux derniers mois, c’était l’enfer sur terre. Tous les jours il y avait des précipitations sur la ville sous forme de « Grad » [littéralement : la grêle, les munitions d’un lance-roquettes développé en URSS dans les années 60 et utilisées encore aujourd’hui] 10 fois plus grands qu’avant. Dès qu’une cassette se vidait, arrivait une autre voiture et le bombardement reprenait juste après. Tu ne peux que rester assis au sous-sol et pour aller aux chiottes, il faut mettre toute son armure.

Plus tard, on parcourrait les routes autour de la ville sous le feu des obus anti-char, pendant que les camarades qui se trouvaient encore à l’intérieur de la ville nous racontaient qu’il ne leur restait plus de sous-sol sécurisé. J’avais vu des images de Stalingrad ou d’Alep : à Bakhmout, c’était trois fois pire. Je ne suis même pas sûr que ça vaudrait le coup de le reconstruire après la guerre. Moi je le laisserais dans cet état comme un rappel de ce à quoi pourrait amener la dictature et l’avidité des ceux qui ont pu accéder au pouvoir, qui croient accomplir une mission qui consiste à réunifier un empire.

Peux-tu raconter dans quelles conditions ont péri les trois camarades internationalistes dont tu as déjà parlé ?

A Bakhmout, il y avait plusieurs unités de volontaires qui acceptaient les missions les plus folles. Nos trois camarades, quand ils ont eu la possibilité de créer leur unité, ont accepté de participer à une mission commune avec un autre groupe, ce qui s’est très mal terminé pour tout le monde. Le combat concernait une route qui était à ce moment-là la route principale vers Bakhmout. Ils ont péri dans des tranchées juste à côté de ce chemin-là. A cet endroit, il y a eu énormément de morts des deux côtés, l’identification de tous les corps mettra donc beaucoup de temps.

Comment faire le deuil des camarades défunt-es alors que les combats continuent ? Est-ce que les anarchistes d’ici vont un jour pouvoir s’en remettre ?

Ce qui est le plus dur à la guerre, c’est justement le fait d’enterrer des camarades. Je n’ai pas de réponse à comment continuer à vivre avec ce poids. De ces trois personnes, je ne connaissais personnellement que Léchiy [pseudo de Dmitry Petrov]. On s’était rencontré au Bélarus en 2020, quand il est venu sur place avec d’autres camarades pour nous aider avec nos manifestations. Après ça, on s’est aussi croisé en Pologne et on a servi au sein du bataillon anti-autoritaire ici. On a cherché tous les deux à être transférés dans une autre unité. Il s’est finalement transféré dans une unité bénévole avec une poignée d’autres camarades russes. En ce qui concerne les deux camarades occidentaux, je n’ai pas eu le temps de les rencontrer.

De ce que j’ai compris, Cafferkey a fait plusieurs missions avec les Collectifs de Solidarité et Help War Victims et a pu rencontrer beaucoup de nos camarades. Harris était à la Légion étrangère et mes camarades de là-bas m’ont dit que c’était une excellente personne.

Je ne sais pas combien d’autres camarades on va encore devoir enterrer. Ce qui me préoccupe plus, c’est que nos soi-disant camarades occidentaux cherchent à les discréditer, les faisant passer pour des nazis. C’est arrivé lorsqu’un homme politique biélorusse a affirmé que nos trois camarades étaient les combattants de son bataillon à lui. En réalité, ils n’ont fait qu’une mission ensemble avec les membres de ce bataillon-là. Certain-es opposant-es à la guerre, qui ne sont en réalité que des ami-es de Poutine, se sont accroché-es à cette information et ont accusé tout le monde ici d’être des nazis.

Dans quelles conditions combattent les autres anarchistes qui sont resté-es au front ? Vous êtes toujours en contact ?

Quand l’expérience du bataillon anarchiste s’est soldée par un échec, seulement les étranger-es ont d’abord pu le quitter. Le premier groupe étranger est parti en direction de Kharkiv pour travailler en tant que volontaires. Ce groupe est toujours là-bas. On reste en contact étroit avec lui et on travaille ensemble dans le même quartier, en continuant à se réunir aussi en dehors des combats.

Les camarades ukrainien-nes n’avaient pas cette possibilité-là. Quand un certain nombre d’entre elleux a enfin réussi à être transféré, au bout de leur première operation, iels se sont de nouveau heurté-es à la machine bureaucratique et ont ensuite été inactif-ves pendant encore 8 mois.

Parmi les étrangèr-es, les russes sont tous-tes parti-es aux “dobrabat”, bataillons de volontaires, au sein desquels tu n’es pas enregistré et n’as aucune garantie sociale. Tu n’es pas payé, et la seule forme de soutien que tu reçois de la part de l’État, c’est des armes. Parfois, tu dois les chercher par toi-même. Tu reçois aussi des munitions, mais pas toujours. Cette option-là est donc pour les plus désespéré-es et coriaces. C’est une chose d’être enregistré au sein de la Légion étrangère, de recevoir un salaire, d’avoir des bonnes munitions et de savoir qu’en cas de blessure tu obtiendras une aide qualifiée et, si besoin, tu seras envoyé dans un pays occidental pour être soigné-e. C’en est une toute autre pour nos camarades des dobrabats qui n’ont aucun de ces espoirs. En cas de blessure, leurs soins reposeront entièrement sur nos épaules à nous.

En ce moment, il n’y a donc plus de bataillon anti-autoritaire en tant que tel, mais plutôt beaucoup de camarades réparti-es dans des unités différentes, par petits groupes allant le plus souvent de deux-trois jusqu’à huit. Malgré tout, on ne laisse pas l’espoir d’avoir un jour notre unité à nous, mais c’est assez compliqué. Si on avait commencé à chercher au tout début de la guerre, au moment où nos camarades ukrainien-nes n’étaient pas encore enregistré-es, on aurait sans doute trouvé. Mais un an et demi plus tard, c’est très compliqué pour la plupart d’entre elleux d’être transféré-es de nouveau, et pas grand monde a besoin d’étranger-es, car c’est compliqué de les accueillir. On se retrouve dans cette situation principalement parce que la plupart des libertaires ont ignoré la guerre de 2014, ce qui était une très grosse erreur. Il nous faut aujourd’hui accomplir tout le travail qui a été mené par tous nos ennemis politiques depuis 9 ans. Youra était l’un des rares qui l’avait compris assez tôt, et notre premier bataillon a vu le jour uniquement grâce à lui et à sa capacité de lire l’avenir.

Pour résumer ce que tu dis, à l’heure actuelle, il n’y a plus de force collective anti-autoritaire à proprement parler au sein dans l’armee, seulement des individus séparés ?

Je ne dirais pas des individus, plutôt des petits groupes qui restent en contact. Ils constituent aujourd’hui le « comité de la résistance » (komitet sprotivou). Avant, ce comité servait de noyau politique au bataillon anti-autoritaire.

Malheureusement, je connais pas mal d’anarchistes qui, en allant se battre, ont seulement réfléchi à la meilleure unité à rejoindre au lieu de chercher de monter un groupe. J’en connais qui sont même officier-es, mais à la difference de Youra, ces personnes ne sont pas intéressées par la création d’une structure ou bien ne comprennent pas qu’elles pourraient participer à sa création. Pourtant on continue a travailler même dans ce format-la. Beaucoup de gens ont compris l’utilité de se mettre en contact les un-es les autres, et nous avons de plus en plus de conversations en ligne qui réunissent des personnes aux convictions anarchistes ou proches, mais ce n’est qu’une première étape. On n’a aucun espoir de voir naître demain une division anarchiste, mais elle pourrait très bien apparaître dans 6 mois.

Revenons au bataillon au sein duquel tu combats. Comment t’y sens-tu ? Il n’y a plus de néo-nazis organisés là-bas ?

Il y a toujours des personnes qui ont des convictions personnelles destructrices, mais il s’agit d’individus. Avant il y avait carrément un groupe d’ultra-droite organisé…

Les personnes qui sélectionnait les membres de ce bataillon avaient combattu dans la guerre de 2014 (encore une raison pour laquelle on n’aurait pas dû l’ignorer), une partie d’entre elles était d’extrême-droite. L’autre partie, c’était plutôt des libéraux. Et il y avait même des anciens antifascistes. C’est donc une coalition assez intéressante. Je vois que celleux qui sont parti-es combattre en 2014 au sein d’unités d’extrême-droite ont vu leurs convictions changer depuis. On n’est toujours pas proche politiquement : je sais qu’on combattera des deux côtés opposés de la barricade, quand il s’agira de libérer le Bélarus après la guerre. Mais ce que je vois, c’est que les personnes qui avaient des convictions vraiment cannibales sont devenus plus libéraux.

A quoi est-ce que c’est lié ?

Je pense que les gens grandissent. C’est une chose d’avoir 18 ans et de fréquenter des hooligans fans de foot (une partie des personnes parties combattre avait 18 ans à l’époque). En te retrouvant sur le front, tu finis par croiser toute sorte de personnes différentes, par exemple des tatares, des homosexuels, des adversaires politiques, tous-tes celleux que t’avais appris à détester jusqu’à vouloir les tuer, et tu comprends que c’est des personnes comme les autres… je décris simplement ce que certaines personnes qui ont pu changer de bord politique m’ont raconté à moi.

J’ai eu beaucoup de chance, car je suis artilleur et, dans ma sous-division, nous avons un chouette collectif. Nous avons juste un imbécile qui porte des t-shirts avec le soleil noir [symbole d’extrême-droite], mais tout le monde se moque de lui. Notre commandant est un ancien hooligan de foot d’ultra-droite. Mais une fois qu’il a fallu exclure un combattant néo-nazi qui était particulièrement bête et globalement l’un des pires combattants qu’on avait jamais eus, la première chose qu’il a dit, c’était : “Pourvu qu’on nous préserve d’autres fachos idiots”.

Au sein de cette sous-division, j’ai quelques camarades anarchistes et antifascistes, et j’essaye d’y attirer d’autres connaissances. Avec certaines personnes on peut avoir des débats politiques. Mais il n’y a personne avec qui je ne peux pas communiquer. Tout le monde comprend que chacun-e couvre les autres. Si jamais un gars d’extrême-droite décide que des personnes d’un autre bord politique ne méritent pas son soutien, personne ne le comprendra et il sera chassé du collectif, parce que personne n’a besoin d’un-e combattant-e comme lui qui ne te couvrira pas le moment venu. Tout le monde comprend que de chacun-e d’entre nous dépend la survie de tous-tes les autres.

Malgré tout, je ne suis pas tout-à-fait confortable au sein de ce bataillon. Je peux dire ouvertement que je suis anarchiste. Je donne souvent des entretiens dans lesquels je l’affirme. Tout mon commandement est au courant du fait que j’essaye de rassembler mes camarades pour une future sous-division anti-autoritaire. Ils n’ont aucun problème avec ça. Mais je sais que l’idéal du Bélarus pour lequel iels se battent n’est pas celui que je partage. Mon bataillon oeuvre à la création d’une sorte d’Etat nationaliste au Bélarus. Tous-tes les camarades, y compris au sein d’autres divisions moins politisées, sont aussi dérangé-es [par le nationalisme ambiant] On dit partout qu’on se bat pour l’Ukraine, mais personnellement je n’ai rien à foutre de l’Etat ukrainien.

Pour quoi est-ce que tu te bats toi ?

J’ai envie de dire qu’il y a deux Ukraines, en faisant référence à l’époque de la guerre civile [de 1917-1921]. L’une avait pour slogan “Volya abo smert’” (“La liberté ou la mort”), c’était la makhnovtchina. L’autre était celle des combattant-es de la République de Kholodny Yar [le nom de l’insurrection nationaliste contre les occupant-es de l’Ukraine qui a existé entre 1919 et 1922, avant d’être liquidée par les bolcheviks] dont la devise était « La liberté de l’Ukraine ou la mort  ». Moi, je combats plutôt pour la première.

Je suis ici d’abord parce que je comprends que le “monde russe” amène avec lui la douleur, la souffrance et la mort. J’ai vu ce à quoi ça ressemblait au Bélarus. La seule différence avec ce qui se passerait ici si la Russie gagnait serait le nombre de prisonnier-es politiques : il n’y aurait pas 2,500 détenu-es pour 9 millions d’habitant-es, mais plutôt des centaines de milliers. Tandis que pour des divergences d’opinion au Bélarus, tu peux être battu-e dans la rue, ici, ces personnes seraient simplement assassinées. Tout ce que je vois ou j’entends ici ne fait que le prouver. Si le régime poutinien n’est pas brisé en Ukraine et si l’Etat russe tel qu’il existe aujourd’hui n’est pas complètement détruit, il n’y aura aucun espoir de changement positif dans la région. Ça concerne non seulement le Bélarus, mais tous les autres pays de l’ex-URSS, aussi bien que la Syrie où les russes ont aussi amené beaucoup de mort. Ça concerne aussi les pays africains dans lesquels la compagnie Wagner soutient des régimes autoritaires.

La solidarité internationale et la propagande pro-russe au sein des cercles anarchistes

Salam : Ici, en Ukraine, se joue le sort de l’Europe et même du monde entier. On voit déjà les conséquences du fait qu’en tant qu’anarchiste, nous avons ignoré la guerre de 2014. Maintenant, de ce qu’on fait, des victoires qu’on obtient sur le front et de comment on se réalise en tant que combattant-es dépendra ce à quoi ressemblera le mouvement anti-autoritaire plus globalement et s’il est capable de devenir une vraie alternative, s’opposant à la propagation des idées nationalistes.

Si j’ai bien compris, pour toi, sans la chute du régime de Poutine, il n’y a pas d’espoir pour la transformation du Bélarus ?

Actuellement, le régime de Loukachenko dépend entièrement de Moscou pour sa survie. Il y a beaucoup de ressortissant-es bélarusses en Lituanie, en Pologne, ou encore ici en Ukraine au sein de plusieurs bataillons… Toutes ces personnes rêvent de rentrer au pays avec des armes et de punir ceux qui ont transformé leur maison en prison. Tant que la Russie est capable d’envoyer son armée au Bélarus pour couvrir Loukachenko, nous ne pouvons pas espérer que ça arrive.

Il ne suffit pas que l’Etat russe perde. Son effort de guerre est déjà cassé : ses objectifs ne sont pas atteints, sa seule victoire depuis un an a consisté à prendre Bakhmout au bout de 10 mois, en ayant complètement détruit la ville. Au lieu de ça, il faut que la guerre arrive sur le territoire russe. Ou bien qu’il y ait une guerre civile suite à un soulèvement, un peu comme ce qu’a essayé de faire Prigojine. Le problème, c’est qu’actuellement en Russie il n’y a aucune force politique capable de mener ce soulèvement. Les seuls qui sont capables de changer quelque chose, c’est des sortes de « Cent-Noirs » [mouvement préfasciste, nationaliste et antisémite apparu suite à la révolution de 1905 en Russie impériale] qui adorent la guerre, mais qui n’aiment pas la façon dont celle-ci est menée.

Jusqu’à ce qu’apparaisse en Russie un mouvement capable de mener un soulèvement massif, tous les discours de nos camarades européens de type “pas de guerre sauf la guerre des classes” ou “il faut que les fusils se retournent contre nos dirigeants” sont tout simplement des bavardages. Toute la rhétorique pacificiste, tous les appels à ne pas armer l’Ukraine, c’est des paroles d’européen-nes privilégié-es qui ne connaissent aucune menace grave.

Tractor pulling a tank with a Z inscription on it. Top text says "grassroots resistance against fascism"

C’est très facile de disserter sur l’injustice de la guerre et l’immoralité de la violence, quand tu vis quelque part à Berlin par exemple, où la vie est relativement facile comparé à l’Ukraine ou au Bélarus. Ta maison n’est pas cible des missiles ou tu ne risques pas d’être assassiné-e pour un drapeau sur ton téléphone. Il n’y a pas de sous-sols où on torture des dizaines d’ukrainien-nes parce qu’ukrainien-nes.

C’est très commode de parler du fait que la guerre devrait se terminer par des négociations et des accords de paix. Toutes ces évocations des négociations avec le régime russe condamnent celleux qui vivent actuellement dans des régions occupées par la Russie à subir l’occupation à vie. Que faire avec tous ces gens-là, que faire aussi avec les militant-es russes qui ont eu la force de s’opposer à la guerre et que personne ne libérera même si celle-ci se termine ? Les deux seules issues possibles à cette guerre sont les suivantes : les chars ukrainiens à Moscou ou encore la guerre civile en Russie. Personnellement je crois plus au premier qu’au deuxième.

Que dire du grand nombre des militant-es qui se sont opposé-es activement à l’invasion russie depuis la Russie, qui ont eu recours à de l’action directe contre les centres d’enrôlement ou au sabotage des trains ?

Depuis le début de la guerre, il y a eu beaucoup d’actions radicales sur le territoire russe par les personnes qui n’en peuvent plus de la situation actuelle et ressentent le besoin pressant d’agir individuellement. Il ne s’agit pas de la terreur politique du temps de Nardonaïa Volya [La liberté du peuple, groupe populiste qui avait recours à la terreur politique en Russie tsariste], mais plutôt des actes spontanés des personnes qui ne sont pas liées entre elles. S’il s’agissait d’un mouvement plus organisé comme, par exemple, celui du BOAK [organisation des combattant-es anarco-communistes en Russie] ça serait une autre question. Le fait que des centaines, voire des milliers de personnes sont tellement révoltées par la situation qu’elles décident d’agir radicalement m’inspire de l’admiration envers elles, mais en même temps ça va pas changer grand chose. C’est plutôt des actes symboliques et isolés.

Quelle est la forme la plus conséquente de solidarité qu’on peut exprimer depuis l’étranger ?

Quand je suis arrivé ici, je me suis rendu compte qu’au moment de la guerre le mouvement anarchiste local n’était pas suffisamment organisé pour apporter une réponse conséquence à l’invasion. A mon avis, ça pourrait aider que des camarades qui ont de l’expérience organisationnelle viennent la partager. Par exemple, nous avons des camarades qui sauvent actuellement des vies en tant que médics, on aurait besoin de plus de personnes comme ça.

Deuxièmement, nos camarades de l’Ouest pourraient aussi aider en fermant la bouche à tous les connards qui travaillent dans les intérêts de Poutine. Malheureusement, il y en a pas mal y compris au sein de la gauche. Même parmi les anarchistes il y en a, la seule différence avec les autres c’est que ceux-là travaillent bénévolement.

Et enfin, le plus important : ne nous empêchez pas de recevoir des armes. Comme j’ai déjà dit, il est facile de parler de la violence en Europe, dans un pays plus ou moins libre et sécurisé. C’est complètement différent d’être au front et de ne pouvoir rien faire, parce qu’il n’y a tout simplement plus de munitions. Peut-être qu’on n’a plus de munitions parce que certains de nos camarades ont bloqué leurs livraisons en ayant lu des bouquins qui datent de plus d’un siècle. On demande à nos camarades européen-nes d’arrêter de croire à des vieux mythes. Si vous avez lu des théoricien-nes qui parlent de la Première guerre mondiale, sachez que ça ne s’applique en aucun cas à l’Ukraine.

Tous les discours selon lesquels il s’agirait d’une guerre entre la Russie et l’OTAN sont tout simplement mensongers. Ça enlève toute agentivité aux ukrainien-nes. Tout comme la rhétorique selon laquelle l’OTAN aurait provoqué la guerre. C’est bien l’Etat russe qui a envahi un pays voisin.

On pourrait trouver beaucoup de raisons à cette invasion. L’une d’entre elles, c’est que l’agent des intérêts russes en Ukraine Viktor Medvedtchouk [homme politique ukrainien proche de Poutine, arrêté en 2022, puis exilé en Russie suite à un échange de prisonnier-es] mentait à ses employeurs en leur disant que les russes seraient accueillis par les ukrainien-nes avec des fleurs et des câlins, tandis qu’en réalité ils ont plutôt été accueillis avec des cocktails Molotov et des gâteaux empoisonnés.

Tu penses que les dirigeants russes ont réellement fait cette erreur d’analyse ?

Je pense que oui. Sinon ça voudrait dire que c’est des imbéciles complets qui ne savent pas faire la guerre. Or, la Russie a une grande expérience militaire. Elle a tué énormément de gens en Tchétchénie, en Géorgie et en Syrie. La manière dont ils se comportaient au début de la guerre et le nombre de leurs colonnes indiquaient qu’ils ne s’attendaient sans doute pas à une résistance conséquente. Des renseignements foireux et de la désinformation de la part des agent-es de la Russie en Ukraine ont amené à cette situation. S’ils savaient comment ils allaient être accueillis, on aurait pu éviter l’invasion.

D’ailleurs, selon l’un des mythes répandus en Occident, les ukrainien-nes sont obligé-es de se battre par Zelensky. En vérité, si, à la place de Zelensky, il y avait quelqu’un d’autre ou si Zelensky s’était enfui par exemple, les ukrainien-nes auraient quand-même résisté. Les gens ne se battent pas à cause des ordres d’en haut, mais parce qu’une horde d’envahisseurs est entrée dans leur maison en cassant la porte, qu’elle a chié partout, pillé tout ce qu’elle pouvait et commencé à violer des gens. Dans des zones libérées, les habitant-es racontent comment les soldats russes jetaient leurs munitions pour faire plus de place aux affaires pillées, ce qui explique pas mal de choses. La Russie a choisi les habitants des régions les plus déprimées qui n’ont jamais eu accès à rien, où l’alcool est le seul divertissement possible et où la violence est une réalité quotidienne, et les a envoyés au front.

Quelles réactions à l’invasion de l’Ukraine as-tu pu observer de la part des camarades étranger-es ?

Moi, je parle le plus aux polonais-es qui comprennent mieux que tout le monde ce que signifie le « monde russe », peut-être encore les tchèques, car ce pays a connu le printemps de Prague en 1968. C’est bizarre que les hongrois-es ne le comprennent pas malgré les événements de 1956, mais ça s’explique en partie par l’amitié d’Orban avec Poutine.

Face à l’invasion russe, les anarchistes peuvent toujours cacher leur tête dans le sable en affirmant qu’il n’y a que des nazis autour, mais alors, quand les gens demanderont où vous étiez lorsqu’ils se faisaient tuer, vous n’aurez rien à leur répondre.

De ce que je sais, il y a un fort mouvement anti-guerre en Italie et en Espagne. En lisant leurs textes, on voit des citations presque directes de la propagande russe… Sauf que c’est des anarchistes qui le disent gratuitement. En Ukraine, il y a un groupe à Kharkiv qui tient des positions similaires. Personne dans le mouvement anarchiste ici n’a entendu parler d’elleux. L’entièreté de leur activité militante se résume à une poignée d’articles et même les camarades de Kharkiv ne les connaissent pas.

La dernière chose que j’ai envie de dire à mes camarades occidentaux, c’est qu’on n’a pas besoin de leçons moralisatrices et de citations anti-guerre que nous connaissons déjà nous-mêmes. Nous avons besoin de solidarité et de soutien. Si vous n’êtes pas capables de soutenir des combattant-es, donnez de l’argent à des missions humanitaires organisées par les Collectifs de Solidarité ou Help War Victims. Mais surtout ne faites rien de ce qui pourrait aider l’État russe, ne jouez pas sur son terrain avec des positions « anti-guerre » qui lui bénéficieraient.

Pourrais-tu préciser de quel type de positions anti-guerre tu parles pour que ça soit plus clair pour les occidentaux-les ?

Tous les discours comme quoi il s’agirait d’une guerre entre la Russie et l’OTAN… Tous les appels à ce que la guerre se termine dès maintenant par la signature d’un accord de paix, car tout accord qui est dans les intérêts de la Russie est contraire aux intérêts du peuple ukrainien et notamment de celleux qui vivent actuellement sous occupation russe. Ces accords ne serviraient que les intérêts de l’élite politique de Moscou.

En plus, un accord signé aujourd’hui qui permettrait à la Russie de maintenir l’occupation des régions ukrainiennes ne ferait qu’empirer la situation. On verrait du revanchisme des deux côtés, ainsi que la hausse des sentiments nationalistes. Ce ne sera qu’un report d’une autre guerre encore plus brutale et plus sanglante que la précédente. Même dans le cas où il n’y a pas une hausse du nationalisme ukrainien, ça sera certainement le cas en Russie, qui envahirait de nouveau, car son objectif ultime, c’est l’occupation du pays tout entier. La seule paix possible est celle qui serait issue de la défaite totale du régime de Poutine. N’importe quelle autre position sert les intérêts du régime russe.

***

Voici le lien pour soutenir les Collectifs de Solidarité qui organisent un soutien conséquent aux combattant-es anti-autoritaires contre le régime de Poutine ainsi que de l’entraide dans des régions affectées par la guerre. En ce qui concerne Help War Victimes, le deuxième collectif anti-autoritaire de soutien aux victimes de l’impérialisme russe cité dans l’entretien via paypal : helpwarvictimsua /@/ riseup.net ou bien ici.