En cette journée de deuil et d’hommage à trois camarades internationalistes (Cooper Andrews, Finbar Cafferkey et Dmitry Petrov) péris lors de la bataille de Bakhmout le 19 avril 2023, nous traduisons un texte initialement paru sur crimethinc le 20 février 2024. Il s’agit d’un témoignage détaillé, jour par jour, de certains événements de février 2014 à Kyïv, en plein soulèvement du Maïdan, qui nous a été livré par Dmitry Petrov lui-même, un militant anarchiste russe qui a donné sa vie au combat pour la libération de l’Ukraine.
Ces journaux, sincères, critiques et riches en commentaire, sont précieux pour quiconque s’intéresse à à l’histoire du Maïdan, celui du mouvement anarchiste en Ukraine et en Russie ou, encore, cherche des pistes pour naviguer des mouvements sociaux complexes, lors desquels les forces anti-autoritaires doivent affronter les réactionnaires cherchant à s’emparer du cours des événements.
Pour plus d’informations sur la trajectoire unique de Petrov, anarchiste partisan de l’action directe, témoin des manifestations de masse contre Poutine, de la lutte armée au Rojava, des soulèvements en Ukraine et au Bélarus, ainsi que de l’invasion totale de 2022, vous pouvez consulter cette traduction que nous avons publiée l’année précédente. — Dans la brume
En novembre 2013, Kyïv s’est embrasée de manifestations contre le gouvernement de Victor Ïanoukovitch, le président ukrainien de l’époque, en réaction au fait qu’il accorde la priorité aux liens économiques et diplomatiques avec la Russie. Les manifestant-es ont occupé le Maïdan Nezalezhnosti (la place de l’Indépendance), en utilisant une tactique empruntée aux mouvements précédents en Egypte, en Espagne et en Turquie. En réponse, Ïanoukovitch a envoyé les forces de l’ordre attaquer les manifestations, pendant que le gouvernement a fait passer des nouvelles lois répressives visant les manifestant-es. La situation s’est intensifiée en février 2014 suite aux heurts avec lapolice, lors desquelles les flics ont tué plus d’une centaine de manifestant-es.1 Ïanoukovitch a perdu le contrôle de la situation et s’est enfui en Russie : un nouveau gouvernement est arrivé au pouvoir en Ukraine, celui-ci a cherché à réorienter les liens économiques et diplomatiques vers l’Union européenne. En réaction, le gouvernement de Vladimir Poutine a ordonné l’annexion de la Crimée, déchaînant une guerre civile à l’est de l’Ukraine et, en fin de compte, a lancé une invasion totale de l’Ukraine en 2022.
La succession des soulèvements populaires dans le monde ayant amené à la révolution ukrainienne a commencé par l’insurrection lancée par des anarchistes en Grèce en décembre 2008. Pendant les cinq années qui ont suivi, cette impulsion s’est répandue au monde entier, du soi-dit « printemps arabe » au mouvement Occupy, jusqu’au Brésil et en Bosnie. Le soulèvement en Ukraine s’est appuyé sur les mêmes sources de mécontentement et s’est servi de la même stratégie. Cependant, à Kyïv, les fascistes se sont renforcés au sein du mouvement, en écartant de force les anarchistes.
En regardant rétrospectivement, on peut dire que la révolution ukrainienne est devenue un moment charnière, introduisant une nouvelle époque lors de laquelle certaines stratégies précédemment associées à une politique anti-capitaliste et anti-autoritaire seront récupérées dans l’arsenal des courants néolibéraux, nationalistes et fascistes qui ont des objectifs radicalement différents. Comme nous affirmions alors,
Le modèle que nous avons observé à Kyïv ouvre la voie aux fascistes et aux autres réactionnaires souhaitant recréer leur propre ordre au sein du mouvement de résistance, non seulement à travers le rétablissement d’une hiérarchie formelle et des rôles genrées, mais aussi à travers la réduction du sens de la lutte à une confrontation militaire entre plusieurs organisations, au lieu d’une extension de l’activité subversive à tous les aspects de la vie sociale. Si on rajoute le nationalisme dans cette équation, alors la guerre n’est pas très loin.
Il n’est pas surprenant qu’à partir du moment où il est devenu clair que les soulèvements contemporains sont capables de renverser des régimes, s’y sont additionnées des forces politiques supplémentaires, amenant avec eux leurs propres programmes. La question est de savoir comment une vision anarchiste de la libération peut résister à des forces politiques beaucoup plus riches en ressources, à une époque où le monde entier rentre dans une période d’instabilité généralisée.
L’un-e des participant-es aux événements du février 2014 était Dmitry Petrov, anarchiste de vingt-quatre ans venant de Moscou. Dmitry a pris part à de nombreuses actions antifascistes, anti-autoritaires et écologistes, à la création du Black blog (une plateforme de diffusion d’actions directes), ainsi qu’au mouvement de protestation en Russie dans les années 2011-2012 suite aux élections falsifiées ayant maintenu Vladimir Poutine au pouvoir. Au début du mois de février, il s’est dirigé à Kyïv en y rejoignant d’autres anarchistes russes afin de soutenir les ukrainien-nes s’opposant à un État en lien direct avec l’autocratie contre laquelle les anarchistes luttaient en Russie.2 A travers le processus de participation au soulèvement ukrainien, Dmitry espérait faire avancer une vision anarchiste de la liberté.
Ce que Dmitry a observé à Kyïv était à la fois captivant et déprimant. Dans ses journaux, il décrit comment le militarisme, le nationalisme et l’organisation hiérarchique détournent le mouvement de ces grandes transformations sociales vers lesquelles il tendait. En même temps, il gardait la croyance en le potentiel de toutes les personnes à auto-organiser collectivement leurs propres vies, en défendant passionnément la solidarité entre les russes et les ukrainien-nes résistant-es à l’oppression sous toutes ces formes. Face aux menaces fascistes, il a fait tout son possible pour libérer plus d’espace aux idées anarchistes lors des manifestations du Maïdan.
L’histoire de Dmitry Petrov en Ukraine ne s’est pas achevée avec ces journaux. Quatre ans après la révolution de 2014, apprenant que la FSB [les forces de sécurité intérieures en Russie, note des traducteur-ices] s’intéressaient à lui, il a retourné à Kyïv pour y vivre en exil. Malgré sa situation précaire d’émigré, il continuait à réaliser ses idées politiques : par exemple, en 2020, les anarchistes ont attaqué le Service d’enquête de la MVD [le ministère de l’intérieur ukrainien, NDT] en guise de solidarité avec le soulèvement pour George Floyd. Lorsque l’armée russe a envahi l’Ukraine en 2022, Dmitry a aidé à monter « le bataillon anti-autoritaire » au sein des forces de défense territoriale dans l’oblast de Kyïv ; il a péri lors de la bataille de Bakhmout en avril 2023. Vous pouvez en savoir plus sur la vie de Dmitry ici.
Nous avons traduit et commenté les récits que fait Dmitry de Kyïv en février 2014, parce qu’ils représentent un document précieux, car il donne un aperçu d’événements historiques, et aussi parce que les questions auxquelles a fait face Dmitry à ce moment-là à Kyïv continuent à se poser à nous aujourd’hui. Comme nous le disions en 2014,
Nous ne nous trouvons pas seulement en conflit avec l’État sous sa forme actuelle, mais dans une lutte sur trois fronts avec lui et ses concurrents autoritaires. L’ordre social actuel continuera à se reproduire à l’infini jusqu’à ce qu’apparaisse une forme de résistance capable de renverser des régimes sans les remplacer. Il ne s’agit pas seulement d’une lutte entre des formations armées, mais d’un choc entre les différentes formes de relations. Il ne s’agit pas uniquement de lutter pour un territoire physique, mais aussi pour la stratégie et le récit des événements : pour le territoire même sur lequel se fait la lutte.
Le fait que ces mouvements puissent être récupérés par des nationalistes ne veut pas dire qu’on devrait passer à côté d’eux. C’était la première réaction de beaucoup d’anarchistes face aux occupations des places en Espagne et au mouvement Occupy aux États-Unis et elle a amené à des conséquences catastrophiques. Le fait de rester à côté au moment d’un conflit populaire avec l’État permet à d’autres mouvements de reprendre l’initiative, établir un contact avec un public large et donner le ton aux événements.
Durant les années qui ont suivi la révolution ukrainienne, les nationalistes et les fascistes ont gagné en force partout dans le monde, se faisant passer pour des résistants au régime en place et cherchant à imposer une version encore plus despotique de celui-ci. Les mouvements anarchistes et anti-autoritaires ne leur ont pas cédé le terrain de lutte, mais les nationalistes deviennent une force dangereuse y compris dans des endroits qui étaient auparavant associés aux mouvements de gauche. En 2018, en France, le mouvement des Gilets jaunes est devenu un champ de bataille sur lequel les militant-es anti-autoritaires rivalisaient avec les fascistes, se présentant en tant qu’alternative à la politique néolibérale d’Emmanuel Macron.3 Même si l’expérience de Dmitry lors des manifestations du Maïdan pouvait paraître le pire scénario possible en 2014, aujourd’hui, beaucoup d’entre nous dans d’autres pays du monde sommes en position de vivre quelque chose de similaire dans un avenir proche.
Heureusement, dans les années suivant la révolution de 2014, les fascistes n’ont pas réussi à arriver au pouvoir étatique en Ukraine. Lors des élections suivantes, ils ont obtenu des résultats déplorables comparées à l’influence qu’ils avaient eue dans les rues de Kyïv. Cependant, lors de la guerre que la Russie a provoqué à l’est de l’Ukraine, les fascistes ont réussi à s’associer aux militaires ukrainiens, ce qui a fourni à Poutine une excuse utile pour ordonner l’invasion totale de l’Ukraine en 2022. Des deux côtés, la guerre fournit aux fascistes un terreau fertile pour le recrutement et l’avancement de leurs mythologies.
Si jamais le mouvement de protestation en Russie avait réussi à renverser Poutine en 2012, la révolution qui a eu lieu en Ukraine en 2014 aurait pu devenir une partie d’une vague de transformations réelles dans toute la région. Même un réactionnaire convaincu devrait avouer que ce scénario serait préférable à une guerre, lors de laquelle sont mort-es et blessé-es des centaines de milliers de personnes. Au lieu de ça, le mouvement en Russie a été écrasé, alors qu’en Ukraine celui-ci a seulement réussi à obtenir un changement de gouvernement, ce qui a préparé le terrain à la guerre qui continue à ce jour.
Les anarchistes continuent à débattre au sujet d’une compréhension juste de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et comment il faudrait y réagir. En Ukraine, des groupes anarchistes restent actifs, tels que les Collectifs de solidarité et l’Assemblée. La répression a étouffé la plupart des courants dissidents en Russie ; la Zone de solidarité organise le soutien des prisonnier-es politiques.
« Chaque personne est traversée par une lutte intérieure : d’un côté, ici, les gens ont pris la rue pour résister à la coercition de la part de ceux qui détiennent le pouvoir ; de l’autre, le poids des préjugés, l’habitude des relations sociales hiérarchiques et d’une société structurée de façon pyramidale demeurent puissants et tirent la résistance vers le bas. »
– Dmitry Petrov, dans la sixième partie de ses « Journaux ukrainiens »

I. Journaux ukrainiens. Premier jour : Kharkiv
Publié le 7 février 2014
Au petit matin du 7 février, Kharkiv m’a accueilli avec un froid glacial, une fouille policière aussi précautionneuse qu’inutile, et encore toute sorte d’agitation. Cette métropole d’un million et demi d’habitant-es est devenue mon point de chute sur le trajet jusqu’au Maïdan de la capitale, dont j’aurais l’occasion de faire un compte-rendu plus détaillé demain, si tout se passe bien.
Après avoir fait du tourisme et pris un métro aussi bondé qu’à Moscou, nous avons visité le Maïdan local. Près du monument en hommage à Taras Chevtchenko [célèbre poète ukrainien], par un soir de février pas trop glacial mais humide, environ 200 citoyen-nes pacifiques s’étaient rassemblé-es sous des drapeaux jaunes et bleus. En me retrouvant ici, je dois admettre avoir été surpris. Il y a encore quelque temps, des appels circulaient parmi les anarchistes moscovites pour se rendre à Kharkiv et participer à des actions locales, qu’on présentait comme ayant beaucoup de potentiel. Aujourd’hui, pour l’instant, les choses ont l’air plutôt ternes et routinières, avec tout le respect qu’on doit à ceux qui sont présents, en dépit du mauvais temps et de la pression policière palpable. Outre les drapeaux nationaux, on peut voir le drapeau du parti fasciste « Svoboda »4 et celui de la « Batkivchtchyna »5 de Mme Timochenko et, bien sûr, l’incontournable drapeau de l’Union européenne. Ces chères « svobodites » [membres de Svodoba] m’ont tendu un numéro de leur journal… Ils ont leur propre tente où ils s’occupent de lever des fonds.

Les intervenant-es ne sont pas très audibles et parlent avec peu de passion, ce qui contraste fortement avec l’expressivité révolutionnaire du monument de Chevtchenko. Derrière elleux est accrochée une banderole sur laquelle on peut lire « A bas la dictature sanglante », en ukrainien… La présence policière se fait ressentir ; dans toute la ville, on a l’impression que les autorités sont sur leurs gardes, et semblent surveiller discrètement mais de près les nouvelles-eaux arrivant-es.
Le Maïdan de Kharkiv se tient à bonne distance diplomatique des bâtiments administratifs. On n’y ressent pas encore de signes de préparation d’occupations. Lorsque nous nous sommes approché-es des bâtiments administratifs locaux, on a pu observer une patrouille des fameux « titouchkas » [des mercenaires qui ont soutenu les forces de sécurité ukrainiennes pendant l’administration de Ïanoukovitch], qui ne sont en réalité que des bandits ordinaires, arrogants et stupides mais surtout payés. Ils ont même prêté attention à notre modique équipe, pour finalement s’en désintéresser et tourner les talons. L’entrée du bâtiment est gardée par la police, cependant elle n’est pas présente en grand nombre.

Ce soir, notre pèlerinage est censé se poursuivre. En espérant qu’il n’y ait pas de complications imprévues.
D.Tch. MPST [ces initiales désignent Dima Tchachine, l’un des nombreux pseudonymes de Dmitry, suivies des initiales du syndicat MPST].
II. Journaux ukrainiens, le deuxième jour. La rencontre du Maïdan.
Publié le 9 février 2014.
Enfin, on a laissé derrière nous le cahotage de la couchette supérieure du wagon-lit partant de Kharkiv. En sortant de l’arrête de métro central « Khrechtchatyk », nous sommes accueilli-es par les immenses barricades fabriquées avec des gros sacs remplis de quelque chose de très lourd. Derrière elles, se trouvent les tentes des manifestant-es, hérissant des pancartes et des drapeaux. (…)
L’abondance des drapeaux rouges et noirs frappe les yeux, cependant, ici ils ne sont absolument pas aux couleurs de l’anarco-communisme, mais servent à rappeler l’activité de l’Organisation des Nationalistes Ukrainiens il y a un demi-siècle. [L’OUN est un mouvement nationaliste ukrainien de droite radicale, proche du fascisme, créé en 1929 et au sein duquel était très actif Stepan Bandera, NDT]
Les dimensions de « la ville insurgée » à Maïdan laissent bouche bée. La rue et la place centrales de l’Ukraine sont, dans les faits, libérées du pouvoir central et occupées par les manifestant-es (ou peut-on déjà parler d’insurgé-es?) et contrôlées par leurs brigades d’auto-défense. Le campement s’étend sur la longueur d’un kilomètre. Tout autour, la fumée sort des poêles des cuisines mobiles et des tentes chauffées. Par certains côtés, cette image rappelle un village cosaque zaporogue.
Partout on observe des drapeaux jaunes et bleus ainsi que rouges et noirs. On peut aussi trouver les symboles des partis de l’opposition : principalement « Batkivchtchyna », « Svoboda », « Spilna sprava »… que des gars, pour le dire avec tact, pas très proches de nos idées.
Partout marchent au pas les « sotni » – des divisions de l’auto-défense du Maïdan [pluriel du mot « sotnya » qui signifie « une centaine » en russe, NDT]. Les personnes munies de bâtons, de masques et parfois de masques à gaz, habillées en vêtements militaires, repoussent et intimident, et en même temps font plaisir aux yeux, en produisant une sensation claire que le monopole de l’État sur la violence ne s’applique plus ici. La bravade et le militarisme exhibé co-habitent ici avec la tâche nécessaire, difficile mais noble, de faire directement reculer les organes répressifs de l’État.
Les bruits et l’agitation de « la ville insurgée » cèdent la place aux foules de touristes et aux groupes de miliciens tendus près de la rue Hrouchevskogo, là où l’asphalte glissant est recouvert de suie noire et où l’odeur du cramé est encore dans l’air. Là-bas on voit s’élever l’entrée du stade « Dynamo » qui a fait le tour des plateaux télés internationaux ces dernières semaines. Elle est tâchée de cendres. [La billetterie du stade a été incendiée par les insurgé-es lors des heurts avec la police le 20 janvier 2014, NDT.]
Plus loin, tous les passages entre les barricades sont bloqués par les miliciens. Un-e simple mortel-le n’y est pas autorisé-e d’accès, seuls les membres reconnus des forces d’auto-défense peuvent y pénétrer. Encore plus loin, il y a encore deux barricades de première ligne, nous séparant des cordons de Berkout [la police anti-émeute ukrainienne sous Ïanoukovitch, NDT]. Au-dessus de la ligne du front, parmi les drapeaux ukrainiens et « bandérovites » pendent côte à côte les drapeaux de l’Itchkérie [république tchétchène séparatiste] et de l’Union européenne : cette peinture sert d’illustration parfaite à l’éclectisme politique du Maïdan.

A travers nos camarades, nous faisons connaissance avec les anarchistes locaux-les et leurs sympathisant-es. Nous nous familiarisons petit à petit avec les environs. Nous sommes hébergé-es dans une tente sur place, occupée par des anarchistes.
En ce moment, nos compagnon-nes parlent activement de créer leur propre « sotnya » au sein de l’auto-défense du Maïdan, ainsi que d’autres projets anarchistes. Beaucoup de nos camarades sont inquiet-es que la création d’une unité de défense « officielle » les oblige à répondre devant des organes de pouvoir auto-proclamés à Maïdan. D’autres au contraire font valoir leur caractère purement formel, collégial et principalement horizontal.
Je n’ai pas encore réussi à développer mon propres avis sur toutes ces « milices du peuple », « polices des impôts », « ministères » ou « centres de commandement » du Maïdan. S’il y a une chose que je peux affirmer avec certitude, c’est que pas mal de gens sur place désirent obtenir des positions de pouvoir au sein du mouvement sans s’encombrer de quelconques procédures démocratiques. En même temps, l’ouragan de la spontanéité des événements finit par emporter ces plans, empêchant leur réalisation.
Toutefois, la spontanéité n’est jamais très durable, – j’ai donc l’impression que bientôt, soit tout passera du côté vertical, celui du pouvoir arbitraire des « forces de l’ordre » et des « leaders » locaux, soit on arrivera à créer une forme d’auto-organisation horizontale structurée et ordonnée.
Les anarchistes du Maïdan sont visibles, même si beaucoup moins qu’au sein du mouvement contre Poutine à Moscou il y a un an et demi (notons que le sérieux du mouvement de protestation en Ukraine bat le nôtre à tous les niveaux, il nous faudra le rattraper et devancer). Il existe une série de problèmes. Le premier, c’est que de nombreux-ses participant-es au mouvement rêvent que tout soit « comme en Europe », il est alors difficile de leur expliquer quoi que ce soit concernant la construction d’autres rapports socio-économiques. Le deuxième, c’est que, sur place, on voit énormément de nationalistes, ce qui se remarque aux symboles, aux tags, aux déguisements et au nombre de fois que vous entendrez « Slava Ukraïni ! » en traversant le Maïdan. Malgré tout, il faut comprendre qu’en plus des partisans agressifs d’une main ferme qui opérerait l’ukrainisation totale, dans la vaste panoplie des nationalistes ukrainiens, il existe aussi des personnes aux vues plus adéquates et se retrouvant difficilement sous l’étiquette « nationaliste ». Comme l’a si justement fait remarquer mon camarade : « Ici, les plus méchants sont les types respectables du genre de « Svoboda ». »

Malgré ces problèmes, les anarchistes ont clairement la possibilité de se montrer intelligent-es, alors que le vecteur spontané et anti-autoritaire est aussi favorisé par les conditions extérieures, je ne dirais pas favorables, mais non sans espoir pour nos objectifs libertaires.
III. Journaux ukrainiens, le troisième jour. Le Vetche populaire. Les fachos se paradent.
Publié le 11 février 2014.
La journée d’hier (celle du 9 février) sur la place de l’Indépendance a été marquée en premier lieu par le « vetche populaire » [conseil ou assemblée populaire, NDT] organisé tous les dimanches. A l’heure convenue, la place s’est remplie d’un grand nombre de manifestant-es : entre 100 et 300 mille personnes. Beaucoup plus que celleux qui sont généralement présent-es à Maïdan. Elles écoutaient toutes ce qui se passait sur la grande scène. En nous avançant un peu, notons qu’en réalité, le « vetche » se distinguait peu des rassemblements des centaines de milliers de personnes contre Poutine en Russie, où, de façon similaire, la plèbe avalait les discours des « leaders de l’opposition » ultra-médiatisés.
J’ai été surpris par l’intervention cléricale. Le présentateur du rassemblement a déclaré d’un ton spirituellement élevé que maintenant prendront la parole des ministres religieux. Ainsi, le vetche a été introduit par des discours de divers dignitaires religieux de gravité plus ou moins marquée : étaient représentés l’Église autocéphale ukrainienne, l’Église orthodoxe (le Patriarcat de Kyïv), l’Église greco-catholique (les uniates), l’Église des chrétiens baptistes évangéliques et les musulmans. Les speechs cléricaux se succédaient à peu près dans cet ordre-là.
Les trois premiers, représentants des confessions traditionnelles de masse, parlaient avec dignité, rappelant l’approche du Grand Carême, appelant à la paix, tout en bénissant les manifestant-es. Le pentecôtiste s’est lancé dans un sermon enflammé, rappelant que le pouvoir du péché était une réponse aux péchés du peuple, mais qu’est venu le moment pour qu’enfin, purgé-es des péchés, on mette fin à ce pouvoir. Le mollah a directement déclaré que les musulmans ukrainien-nes dont, en premier lieu, les Tatars de Crimée, soutenaient le Maïdan dès les premiers jours de manifestations.
Son discours a été suivi par un chant de « l’hymne spirituel de l’Ukraine ». Pendant l’une des prises de parole, une chaîne de personnes a traversé la foule avec des parapluies ouverts… certains n’étaient pas de couleur très puritaine : il y avait dessus des dessins de baisers, on voyait aussi des parapluies noirs avec des bandes roses. Pendant une seconde, j’ai cru qu’il s’agissait d’une action anti-cléricale, que les parapluies étaient censés faire barrage entre les esprits des manifestant-es et le flux incessant de la grâce divine. En réalité, tout était plus prosaïque : c’était un acte de solidarité avec la chaîne télé de l’opposition russe, TV Rain.
Sans m’adonner à de longues considérations théoriques, je vais seulement dire qu’un intérêt aussi accentué du Maïdan pour l’avis des « pouvoirs religieux » a laissé peu d’émotions positives dans mon âme. D’un autre côté, il témoigne du fait que malgré « le cap sur l’UE », la culture politique ukrainienne est relativement éloignée de l’européenne. Même si on ne peut pas ne pas remarquer l’union des ministres religieux d’obédiences aussi diverses face à la lutte contre le pouvoir. De l’autre côté de la barricade spirituelle en Ukraine se trouve l’Église orthodoxe russe (le Patriarcat de Moscou).
L’opposition établie a pris la scène juste après. Il y avait aussi bien les « napoléons » ([le boxeur Vitali] Klitchko, [le chef de Svoboda Oleh] Tyahnybok, [le politicien Arsény] Ïatseniouk [devenu premier ministre quelques jours plus tard]) qu’une succession de « stars » que l’auteur de ces lignes ne connaît malheureusement que trop peu.
Les discours, hormis des passages purement rhétoriques, étaient des assortiments de slogans plutôt communs. On suggérait aux personnes présentes de se précipiter à rejoindre l’Europe (comme si l’intégration à l’UE serait une grande victoire du peuple ukrainien et non pas celle du capital européen, avide de se servir de ce peuple dans ses propres intérêts). Tout le monde était incité à rejoindre les rangs des combattants de l’auto-défense du Maïdan, il semblerait que les candidates honorables envisageaient cette formation comme une monnaie d’échange dans les batailles politiques à venir, – on aurait très envie de les décevoir.
On appelait à écouter les leaders. On déclarait que le retour à la constitution de 2004 était la meilleure résolution de la crise politique actuelle, et bien évidemment, on traînait dans la boue « le bandit de Donetsk ». [Il s’agit probablement d’une référence à Armen Sarkissyan « Horlivskiy », l’un des bandits notoires proches du pouvoir pro-russe dans la région du Donetsk et ayant fondé une force para-militaire « titouchki » qui s’attaquaient aux manifestant-es pro-Maïdan, parfois en leur tirant dessus, NDT] Les figures de style comparant l’Ukraine à « l’avant-poste de l’Europe dans la troisième guerre froide » etc. m’ébahissaient sincèrement et me mettait dans un état d’ironie amère. Quasi chaque orateur-ice commençait et terminait son discours par l’exclamation « Slava Ukraïni ! » à laquelle tonnait la réponse collective à l’unisson « Gloire aux héros ! », – une salutation jadis appartenant à l’Armée insurrectionnelle ukrainienne. [Entre 1942 et 1954, l’UPA était la branche armée de l’organisation nationaliste OUN-B dirigée par Stepan Bandera, NDT.]
Les références éclectiques au nationalisme (souvent pas du genre « civil et respectable ») et à l’Occident en même temps constituent un trait caractéristique du Maïdan. Sur un fond d’ensemble bien morne, le discours de Vladimir Ïavorski, représentant de l’« Automaïdan », [un mouvement auto-organisé apparu au sein du Maïdan qui encourageait à se servir de sa voiture lors des actions de protestation, NDT] sonnait plutôt bien. Il s’est abstenu de lancer des panégyriques à l’adresse des amoureux du pouvoir à l’opposition ou de savourer les illusions européennes et constitutionnelles, appelant simplement les gens à continuer à se battre de manière déterminée pour défendre leurs droits et intérêts contre ceux qui les écrasent et les humilient.
Dans un registre plus savoureux, notons le passage du nationaliste Tyahnybok concernant l’union de l’Ukraine avec le monde occidental, l’intégration imminente au FMI… quelle merveille ! Que diraient ses confrères occidentaux qui brûlent les drapeaux de l’UE lors des grosses manifestations ?

Dans l’ensemble, le « vetche » m’a laissé dans un état plutôt déprimant. Premièrement, à cause de l’attitude loyale dans l’ensemble des personnes rassemblées vis-à-vis des aspects négatifs esquissés ci-dessus et des as de l’opposition en tant que tels. Mais encore plus à cause du fait que ce n’était pas un « vetche » du tout, mais bien plus cet espèce de vieux meeting qui pue le communisme soviétique, du même genre que ceux où on gueulait : « Gloire au KPSS ! », [le Parti communiste soviétique, NDT] où seulement l’élite avait la parole et les « pions » le droit à des avis prémâchés et aux guides de comportement. On ressent vivement le besoin d’organiser une structure d’auto-organisation horizontale au sein du mouvement protestataire, un Vetche véritable. Le modèle réussi d’Occupy Abay [un campement en plein centre de Moscou organisé contre Poutine en 2012, NDT] qui avait une seule assemblée générale (à laquelle prenaient part jusqu’à 4000 personnes, selon les estimations les plus ambitieuses) ne marcherait pas pour des centaines de milliers de personnes rassemblées ici. Il faudrait sans doute un réseau d’assemblées, coordonnant leurs décisions et actions grâce à des délégué-es mandaté-es par le collectif qui les envoie. La tribune devrait évidemment être ouverte et il en faudrait certainement plusieurs.
Dans le cas contraire, nous avons affaire, en toute connaissance de cause, à une manière élitiste et autoritaire d’organiser un mouvement protestataire, et les fruits qu’il va porter seront tout sauf doux. Certains de mes espoirs sont liés au fait que les « leaders » se sont déjà fait connaître moult fois en tant que traîtres, seulement maintenant décidés à refuser tout compromis avec le pouvoir afin de rester en phase avec l’ambiance du Maïdan. Peut-être que cette seule traîtrise permanente de la part des porte-paroles auto-désignés de la volonté populaire poussera les combattant-es du Maïdan à trouver d’autres manières de lutter et de nouvelles idées. Heureusement que parmi les autochtones de la Place le respect envers les grandes gueules de la télévision n’est pas particulièrement élevée.
« Svolota »
[Il s’agit d’un jeu de mot avec le nom du parti fasciste Svoboda, « svolota » voulant dire « enfoirés ».]
Comme on a appris plus tard, ce n’était pas l’événement le plus émotionnellement chargé de cette journée. Le soir, on a pour la première fois fait face à l’agressivité fasciste. Les jeunes de l’odieuse VO « Svolota » en surnombre, organisés en cortège avec des bâtons, des casques et des armures, ont essayé de faire connaître au monde les merveilles de la noblesse aryenne. En s’étant approchés d’un groupe d’anarchistes, ces idiots se sont mis à les menacer et à se la péter. L’incident n’est pas allé plus loin qu’une altercation verbale, mais rester non-armé face à des bâtons était, pour le moins, assez déplaisant. Ce qui étonne aussi, c’est l’incapacité/le manque d’envie de la part du « commandement » du Maïdan à faire cesser ce genre d’agissements de la part des Svolota qui n’en sont pas à leur coup d’essai. D’ailleurs, cet incident a servi de bonne illustration à la « trêve » qui existe entre les forces adverses prenant part à la révolution du Maïdan.
D. Tch. MPST.
IV. Journaux ukrainiens. La vie quotidienne du Maïdan.
Publié le 11 février 2014.
Interrompant les chroniques quotidiennes, j’aimerais dire quelques mots du quotidien des manifestant-es à Maïdan. En traversant les barricades au centre de Kyïv, vous vous trouverez dans une véritable « ville insurgée ». Partout sont installées des tentes militaires chauffées, équipées de poêles et de générateurs fonctionnant à base d’essence. Ici habitent les autochtones du Maïdan : celleux qui sont de veille 24 heures sur 24. En plus d’elleux, chaque jour énormément de gens passent voir le Maïdan ou manifester…
A l’intérieur des tentes de camping, on peut trouver des couchettes sommaires, des tables pour manger, divers sacs avec des affaires pliés, dont en particulier les vêtements réunis par des volontaires en soutien aux combattant-es du Maïdan. A l’intérieur et à côté des tentes sont stockées des piles de bois, les poêles consommant pas mal de carburant. A pas mal d’endroits de la rue, on voit la fumée s’échapper des tuyaux des tentes de manifestant-es. Les tentes peuvent être vastes et volumineuses, d’autres sont plus petites. Parfois, on manque de couchages et alors il faut étendre la mousse ou les vestes sur les bancs ou à même le sol, c’est-à-dire le bitume du Khrechtchatyk [la rue principale de Kyïv], parfois recouvert de planches de bois ou de contreplaqué, parfois avec rien en-dessous.
En journée, le Maïdan est rempli de boutiques où sont vendus des souvenirs ou des glaces (le vin chaud est une option). Des commerçants habiles ont déjà fabriqué des aimants et des pins avec des symboles de l’Euromaïdan. Là, on trouve aussi beaucoup de tasses et d’écharpes « patriotiques », des cagoules sont vendues pour équiper les combattants de l’auto-défense ou juste pour se montrer.
Il y a aussi de nombreuses cuisines mobiles. Certains collectifs bénévoles préparent des repas et le thé qu’ils distribuent gratuitement à tou-te-s celleux qui en veulent. Cependant, la nourriture est souvent à base de viande, ce qui constitue un défaut important pour nos camarades. On trouve aussi des points de secours médical. Les toilettes locales sont un sujet à part entière. Malheureusement, un nombre réduit de cabines publiques sur la place de l’Indépendance et à Khrechtchatyk ne sont pas en mesure d’accommoder un nombre aussi élevé de personnes, ce pourquoi elles se trouvent dans des conditions déplorables et le fait d’y passer du temps équivaut à de la torture, qui devient de moins en moins supportable avec chaque jour qui passe. Heureux-se est cellui qui arrive à visiter les WC d’un quelconque café voisinant.

La Maison ukrainienne est une histoire à part. En ce moment, c’est un véritable centre culturel, ici se trouve la Bibliothèque, une salle servant à des projections et à des conférences, dont un bon nombre est assez intéressant (elles sont organisées par l’Université libre ; chaque personne qui le souhaite peut proposer un thème de discussion ou un film). Au sous-sol fonctionne une cantine gratuite, c’est ici aussi qu’est installée une exposition de boucliers de Berkout redécorés, sans doute le meilleur de ce que peut offrir l’art contemporain en ce moment. Il y a des points de recharge des portables et beaucoup d’autres choses.
Dans l’ensemble, dans la Maison règne une atmosphère de créativité permanente. Ici même les chiottes sont raffinées. Il n’est alors pas anodin que lorsque, hier (le 9 février), a eu lieu un conflit entre les divers représentants des « sotni » d’auto-défense, les médias fascistes ont diffusé des fausses informations selon lesquelles on « venait nettoyer l’espace de présence anarchiste ». Ces crétins ressentent instinctivement que ce qui se joue ici est directement opposé à leur existence toute entière.

En général, dans la ville insurgée co-habitent deux tendances paradoxales. En stagnant longtemps dans l’inaction, le camp du Maïdan cuit lentement dans son propre jus, « pourrit » en traitant des affaires courantes incessantes, s’ennuie un peu. Sur ce terrain, des conflits se produisent. En plus de ça, ce genre d’endroits attirent comme des aimants toutes sortes de marginaux et de personnalités originales qui gâchent la vue de l’ensemble et ne contribuent pas à une atmosphère saine. En même temps, il s’y passe aussi autre chose : un peu partout, des gens prennent des initiatives dans des directions qui leur plaisent. Certain-es cuisinent, d’autres bricolent, d’autres font l’éducation populaire, d’autres encore font la guerre. (…) J’ai envie d’espérer que cette deuxième tendance prenne le dessus sur la première. Mais pour que cela arrive, il faut sans doute continuer à pousser le mouvement en direction du véritable objectif : la libération.
Il faut reconnaître qu’il y a aussi ceux qui considèrent comme étant leur mission de donner des ordres plutôt que de participer à l’activité productrice. Malheureusement, ces gens-là cherchent à se réaliser de manière active et souvent non sans succès : d’ailleurs, ils se distinguent fort de celleux qui s’occupent réellement des tâches organisationnelles et de coordination. En conséquence, le quotidien maïdanais a déjà commencé à se couvrir de moisissure bureaucratique considérable, alors que les « chefs » et les « commandants » nouveaux venus empêchent explicitement l’existence normale.
En conclusion, on ne peut pas ne pas rappeler les mémoriaux en hommage aux défunt-es, péri-es lors des combats avec le Berkout. On peut croiser ces symboles et monuments à la tragédie et à l’abnégation aussi bien devant l’une des premières barricades de la rue Hrouchevskogo qu’à Maïdan même.
D.Tch. MPST
V. Journaux ukrainiens, jours 4 et 5.Le quotidienne de l’Assemblée étudiante et la routine révolutionnaire.
Publié le 13 février 2014.
La journée d’avant-hier (le 10 février) s’est déroulée dans la confusion et l’agitation. On cherchait à résoudre des questions organisationnelles, lancer une assemblée des anarchistes actif-ves à Maïdan, on élaborait des plans pour la suite (je vais en parler seulement dans la mesure de leur réalisation par peur de porter mauvais œil). Après ça, on s’accommodait sur notre nouveau lieu de vie et de lutte au sein de la Maison ukrainienne libérée : au sein de l’assemblée étudiante, un îlot de pensée et d’activité libertaire à Maïdan.
Les copaines de l’Assemblée montent la garde 24 heures sur 24, entretiennent le point de recharge de téléphones, organisent des ciné-projections et des discussions. C’est justement l’Assemblée qui met en place la très importante et noble initiative de veille dans les hôpitaux, où sont soigné-es de nombreuses victimes de violences policières de la rue Hrouchevskogo, qui risquent d’être arrêté-es en tant que participant-es aux mobilisations populaires et, dans le meilleur de cas, se retrouver sur un lit de prison au lieu d’un lit d’hôpital. Ces interpellations-enlèvements sont menées en secret pendant la nuit par les forces de sécurité intérieure, en violation flagrante de n’importe quelle règle de procédure et de loi. Pour cette raison, la présence des personnes tenant la garde et la résistance directe aux agissements policiers a déjà sauvé plusieurs personnes des conséquences imprévisibles d’une arrestation illégale. La vie quotidienne au sein de l’Assemblée étudiante est en pleine ébullition et il faut reconnaître l’hospitalité et l’accueil chaleureux de la part de nos compagnon-nes.
Quelques mots sur un sujet plus triste : un nombre conséquent de gars agiles, cagoulés et en armure, circulent sans cesse dans toute la Maison ukrainienne pour y faire régner un certain ordre. D’un côté, la tâche est importante : faire respecter l’interdiction d’alcool, faire sortir des provocateurs et des fauteurs de trouble est réellement nécessaire. Néanmoins, observer régulièrement comment deux gros bras masqués traînent par les bras une jeune femme en pleurs ou un petit gars triste est assez désagréable. Les nouveaux arrivants à la police, ou en tout cas une bonne partie d’eux, se comportent de façon particulièrement grossière avec tou-te-s celleux qui cherchent à se renseigner sur les fautes imputées à telle ou telle personne jetée dehors. Dans le meilleur des cas, ils répondent : « Personne t’a demandé ton avis » ou « Tais-toi ou bien tu seras le prochain. »
Ces gars aiment bien adopter une posture menaçante et brandir des certificats émis par le « commandement ». Il est curieux et en même temps désespérant de constater comment le principe longtemps connue selon lequel le pouvoir corrompt se manifeste sans que quoi que ce soit semble s’y opposer. Il paraît que beaucoup de gars de la « milice populaire » à qui incombe une très grande responsabilité, celle de garder l’ordre sans se transformer en des chiens de la répression, sont fréquemment adeptes d’un sentiment illimité d’auto-importance et s’habituent très vite au pouvoir. A l’avenir, il est indéniable que cela va causer des ennuis encore plus gros.
Dans l’ensemble, grâce à ce genre d’incidents, à la Maison et à Maïdan règne une atmosphère assez agressive. Parler du règne de la force serait une exagération, mais le fait que la force brute joue un rôle exagéré dans la résolution des questions de fonctionnement interne est vrai.

A part les « policiers », de nombreux autres groupes de travail s’activent au sein de la Maison ukrainienne, ils maintiennent le quotidien à un niveau de vie acceptable et apportent leur aide aux personnes qui se trouvent à Maïdan : un point médical et une brigade de médics, les volontaires à la cantine, il y a même une « chapelle » faite de cloisons en carton avec des religieux bien étranges, dont un a déjà été expulsé en tant qu’imposteur et un autre pour avoir tourmenté un chiot qui avait pénétré sur le territoire sacré. Ce-dernier a beaucoup gémi et on a dû les séparer de force en faisant tout un scandale. Heureusement que l’assemblée étudiante se trouve derrière une cloison en carton. Il y a aussi des électriciens et des plombiers de service, les pannes techniques n’étant pas rares.
D.Tch. MPST
VI. Journaux ukrainiens, jours 6 et 7. Le récit des anarchistes de Moscou des manifestations en Russie dans le cadre de l’Ecole libre à la Maison ukrainienne. Le rayon anarchiste de la Bibliothèque du Maïdan.
Publié le 13 février 2014
Je dirais que le 12 février, l’événement le plus important pour nous était notre présentation collective organisée dans le cadre de l’École libre, pour laquelle un créneau du soir est spécialement attribué dans la salle principale de la Maison ukrainienne. Aux personnes réunies (plus d’une cinquantaine de personnes), nous avons pu raconter la campagne d’opposition massive à « la Russie unie » [le parti au pouvoir en Russie, NDT] et à Poutine dans les années 2011-2012 et du « procès de la place Bolotnaïa ».6
La conclusion principale qu’on cherchait à transmettre à nos interlocuteur-ices est qu’il fallait organiser les manifestations sur une base horizontale. Même si ça peut paraître étrange, malgré toutes les différences majeures entre le mouvement russe et le soulèvement ukrainien, nous avions bien quelque chose à partager avec nos frères slaves. Même le fameux « conseil de coordination » chez nous était élu, alors qu’ici, beaucoup de postes exécutifs (ceux des commandant-es et de l’auto-défense) sont attribués hiérarchiquement, soit choisis par les partis de l’opposition au parlement, soit auto-proclamés selon le principe du premier arrivé, premier servi. Ces quasi-fonctionnaires [le mot utilisé est « tchinovnik » qui, dans un contexte post-soviétique, désigne les dignitaires corrompus du régime, au chaud avec le pouvoir en place et agissant de façon arbitraire, NDT] n’ont aucun compte à rendre aux manifestant-es « ordinaires », y compris celleux qui passent tout leur temps sur les barricades, sur la place et dans la Maison ukrainienne. Malgré ça, leurs pouvoirs s’étendent bien au-delà de ceux qu’avait le Conseil de l’opposition en Russie. Vaut-il le coup de mentionner que ce genre de situations dévalorise de façon significative l’opposition à l’autoritarisme de Ïanoukovitch ?
Notre message était le suivant : on ne peut pas permettre au peuple ukrainien, qui s’était déjà montré un résistant ardu à la tyrannie, de se contenter de se retrouver sous le joug de nouveaux oppresseurs en lieu et place des anciens. Nous avons raconté notre expérience des assemblées populaires lors de l’occupation statique dans les quartiers des Tchisty Proudi et de [l’arrêt de métro] Barrikadnaïa à Moscou. Nous avons aussi attiré l’attention sur certaines différences curieuses entre les réalités politiques russe et ukrainienne. En particulier, l’absence au sein du parlement russe de partis se rapprochant d’une quelconque manière d’une véritable opposition au pouvoir. Ce qui peut paraître paradoxal au premier abord, mais ce avec quoi « on a eu plus de chance », car les institutions représentatives et les partis politiques russes ont l’air d’inspirer beaucoup de moins de confiance. Nous avons été accueilli-es assez chaleureusement, beaucoup nous ont ardemment soutenu-es, pendant que d’autres argumentaient contre notre position égalitariste, formulant des fausses idées répandues relatives à l’inévitable apparition d’hiérarchies sociales et de « l’impossibilité » d’organiser une société sur d’autres bases. Chaque personne est traversée par une lutte intérieure : d’un côté, ici, les gens ont pris la rue pour résister à la coercition de la part de ceux qui détiennent le pouvoir ; de l’autre, le poids des préjugés, l’habitude des relations sociales hiérarchiques et d’une société structurée de façon pyramidale demeurent puissants et tirent la résistance vers le bas.
Après quelques jours de négociations avec la bibliothèque du Maïdan et les camarades de Kyïv, le 13 février, nous avons réussi à mettre en place « un rayon libre » au sein de la bibliothèque de la Maison ukrainienne. On peut y trouver des périodiques anarchiste et des brochures théoriques, quelques trucs sur l’écologie, des œuvres de philosophes engagé-es à gauche, tels que Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Guy Debord et d’autres. Nous serons ravi-es d’accueillir toute infusion de littérature libertaire au sein de notre section de la bibliothèque. Pour l’instant, celle-ci est bien trop peu nombreuse… La vie quotidienne dans « la ville insurgée » stagne un peu, aujourd’hui, personne n’est allé bloquer la Rada [l’assemblée nationale ukrainienne]. La fin de l’ultimatum posé par Ïanoukovitch pour le 17 février promet un nouveau départ.
D. Tch. MPST.

[…]
VIII. Journaux ukrainiens. La cuisine du Maïdan.
Publié le 16 février 2014.
Dans la nuit du 14 au 15 février, j’ai décidé d’assouvir ma soif de faire ma part citoyenne en me mettant de service à la cuisine. Il s’agit sans doute là d’une de mes occupations les plus intéressantes de tout le temps que j’ai pu passer ici. La cuisine manque constamment de volontaires, pourtant l’écrasante majorité de celles qui y travaillent sont des femmes. Pendant mon service, le ratio de genre était d’environ 4 femmes pour 1 homme, et la parité y était encore plus grande que d’habitude.
Remplir les bouches du peuple éveillé n’est pas une affaire facile, pour le dire franchement. La cuisine fonctionne sur la base de mets déjà prêts amenés sur place, mais aussi des produits alimentaires alloués par le garde-manger de la révolution, dont le fond est sans doute constitué via des dons et/ou des parrainages. Les personnes souhaitant être rassasiées ne manquent pas même la nuit, ce pourquoi la cuisine et la cantine, où, en tout, s’activent 15-20 personnes, travaillent à flux tendu.
Cependant, de nombreux représentants du peuple éveillé ne s’encombrent pas de la moindre politesse, sans parler de gratitude. En plus, dans la longue file d’hommes, beaucoup ne pourraient imaginer se comporter autrement qu’en draguant lourdement les filles leur distribuant la nourriture, ce qui a vite commencé à déclencher en moi un réflexe vomitif et m’a servi de piqûre de rappel supplémentaire que la révolution des consciences devait forcément suivre le rythme de la révolution sociale. Heureusement (ou pas?), les magiciennes de la cantine acceptent cette situation avec plus de facilité. Plus généralement, n’ayant jamais été hyper-féministe, je peux quand-même attester que le problème de la discrimination des femmes se pose réellement ici : ces dernières font face à des paroles grossières, se font charger de tâches ingrates, se voient interdire l’accès à l’auto-défense et subissent le harcèlement sexuel.
Quelque temps après le début de notre service à la cuisine, une femme énervée est arrivée (il s’agissait d’une espèce de cheffe locale de bas étage) et a commencé à exiger qu’on lui indique la personne qui avait lancé un appel à volontaires pour la cuisine avec un mégaphone depuis un étage résidentiel. On pourrait difficilement dire que quiconque y dormait vraiment à ce moment-là, mais elle a tout de même reçu un rappel à l’ordre de la part du commandement et elle est alors venue transmettre sa colère plus bas sur l’échelle hiérarchique. Mais l’un des gars lui a fermement rétorqué que le principe selon lequel « si ton chef t’engueule, embrouille ton subordonné » est quelque peu inapproprié en territoire révolutionnaire.
Bientôt nous commencions à rassembler une équipe pour apporter des repas sur les barricades de la première ligne. Seules les brigades d’auto-défense de garde ont le droit d’y rester, on n’y laisse pas rentrer des simples manifestant-es ou des curieux-ses. L’accès aux barricades frontales est interdit aux femmes. Les personnes qui distribuent la nourriture traversent les cordons, accompagnées d’un gardien. Tant que je restais « un simple mortel » ne pouvant pas accéder aux premières lignes, je ne pouvais même pas imaginer que dans le quartier autour du stade « Dynamo » les ramifications des barricades formaient un système aussi étendu : nous en avons visité sept, chacune d’elle gardée par une brigade de vigie.
Dans la pénombre nocturne, passant lentement d’un poste à l’autre, je sentais apparaître une véritable sensation d’être en guerre. Les résidents locaux quant à eux étaient loin d’être des ultras de foot ou des étudiants révoltés, mais plutôt des hommes adultes ayant sans doute eu une expérience des zones de conflit. On ne peut pas ne pas être ravi-e que tout soit organisé aussi sérieusement.
Néanmoins, cette situation présente un défaut, potentiellement plus conséquent que ses avantages. La présence des militaires professionnels (ou quasi-professionnels) met inévitablement en péril toute aspiration démocratique au sein du mouvement, car, sur décision de leurs commandants, ces gens-là peuvent toujours s’organiser afin d’imposer un certain ordre à tou-te-s les autres. En plus, selon mes impressions subjectives, ces personnes ressemblent peu à celles qui seraient venues ici suivant l’appel de l’idée, et même si je me trompais, leurs valeurs et objectifs auraient probablement peu en commun avec les miens. Il y règne une dense atmosphère de la loi du plus fort, du pouvoir d’un homme armé de fusil (ou de matraque). Ce problème demande à être réfléchi et résolu. Les dissensions et les tensions entre le Maïdan « militaire » et « civil » se font vivement ressentir.
D.Tch. MPST.
IX. Journaux ukrainiens, le 15 et le 16 février. Le calme avant la tempête touche-t-il à sa fin ?
Publié le 17 février 2014
Le lendemain de la cantine du Maïdan, je me suis réveillé tard. Nous sommes le 15 février, c’est la galère en terme d’hébergement et ça fait un moment que je devrais visiter la douche collective de la Maison ukrainienne… C’est dommage qu’il n’y ait pas de laverie collective ou de déodorant collectif pour les chaussures 😀 La situation avec la wifi n’est pas beaucoup meilleure à celle côté hygiène, ce pour quoi je me suis vite précipité dehors à la recherche du réseau, en laissant mes affaires, comme d’habitude, à l’assemblée étudiante.
Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’en rentrant, j’ai découvert l’entrée de la Maison barrée par des personnes casquées, en armure et munies de matraques : il s’agissait de volontaires des brigades d’auto-défense. Tout le monde a reçu l’information selon laquelle le bâtiment était en train d’être évacué, mais que bientôt on nous laisserait rentrer pendant une demi-heure le temps de récupérer nos affaires. J’ai vite été envahi par une sensation fort désagréable. Ensuite, un homme robuste en habits militaires nous a ordonné avec un mégaphone de nous ranger dans une colonne de 4 personnes en bas de l’escalier. Et puis…on nous a annoncé que ça avait été un exercice et que nous sommes trop mal préparé-es à la défense et que désormais, il fallait suivre de façon organisée et sans broncher les indications des hommes en tenue de camouflage.
Soulagement. On nous a laissé-es accéder à nos affaires et le questionnement frénétique « où vais-je passer la nuit ? » a disparu. Dans l’ensemble, les actions de certains politicards assoiffés du pouvoir, particulièrement agiles et intrépides, aussi bien que celles des hommes belliqueux, provoquent chez le reste des gens un sentiment oppressant d’impuissance et d’aliénation vis-à-vis du mouvement révolutionnaire. Cela fait un moment qu’est apparue la nécessité de briser cette situation. Les rumeurs allaient bon train que bientôt la VO Svolota viendrait expulser la Maison ukrainienne et qu’il fallait qu’on la défende.
Pour la projection du soir nous avons choisi « Le Dictateur » [probablement s’agit-il du film de Sacha Baron Cohen] : nous étions pété-es de rire et le public était ravi. Il est étrange qu’après ça, le commandement n’ait pas privé l’assemblée étudiante du droit d’organiser des projections))
Arrive le jour du 16 février et avec lui le « vetche » du soir : un rassemblement de centaines de milliers de personnes et des grandes gueules politiciennes. Tout comme le dimanche précédent. « L’assaut pacifique » des bâtiments administratifs, dont j’avais tant entendu parler, n’a finalement pas eu lieu. Le facho Tyahnybok appelait en criant les personnes présentes à accomplir ce qui était prévu le mardi suivant. Pourtant, le soir même, Svolota a encore une fois révélé sa nature de traître. Les pouvoirs ont exigé l’évacuation du bâtiment de la mairie de Kyïv (l’administration étatique de la ville) en échange de la libération des prisonnier-es politiques. Malgré les nombreux désaccords de la part des manifestant-es, l’opposition établie a décidé, seule dans son coin, de rendre le bâtiment au pouvoir.
En ce moment, la racaille de Svolota, forte de quelques centaines de personnes armées de matraques et boucliers, bloque l’entrée du bâtiment aux autres manifestant-es. Il est probable que les traîtres fascistes comptent remettre le bâtiment, occupé suite à des affrontements intenses, aux oppresseurs dans la matinée.
D.Tch. MPST

X. Journaux ukrainiens. Le point culminant. Le plus important
Publié le 20 février 2014
A vrai dire, le journal est terminé. J’écris ces lignes en me basant sur les traces des souvenirs qui s’estompent, en étant posé dans un fauteuil doux et en sirotant l’eau gazeuse Borjomi à Moscou. J’ai honte d’être ici, pendant que beaucoup de personnes qui me sont entre-temps devenues plus familières sont toujours là-bas. Je ne peux me justifier qu’en disant que je ne suis pas parti par peur. Vraiment.
La matinée du 18 février, devenue un jour de deuil en Ukraine aujourd’hui, était chaude et ensoleillée comme au printemps. C’était le deuxième jour suivant la fin de l’ultimatum exigeant la libération des bâtiments occupés et le démontage des barricades. Oui oui, bien sûr. La trêve s’était terminée.
Ce jour-là, le parlement devait aussi recommencer à se réunir de nouveau. Ainsi donc, le matin, une colonne de manifestant-es s’est dirigée vers le bâtiment de la Rada depuis le Maïdan Nezalezhnosti en suivant la rue Institoutskaïa. Les différents points d’accès à la Rada avaient été fermés par le Berkout, les allées étaient bloquées avec des fourgons (exactement comme c’est le cas lors des manifestations similaires à Moscou). Nous avons longtemps traîné à la Maison ukrainienne. Pendant ce temps-là, celle-ci est passée sous un siège.
Les forces de l’auto-défense ont déclaré que jusqu’au déjeuner, elles allaient permettre aux personnes à l’intérieur de sortir, mais ne laisseraient rentrer plus personne. Les fenêtres du premier étage ont commencé à se faire démonter pour alimenter des barricades supplémentaires. Des rumeurs se répandaient comme quoi le Berkout et les forces armées intérieures allaient passer à l’offensive. Depuis la barricade de la rue Hrouchevskogo, bien visible depuis les porches de la Maison ukrainienne, la fumée noire des pneus allumés commençait à s’élever par bouffées. Étonnamment, elle rentrait en harmonie parfaite avec l’atmosphère de cette lumineuse journée de printemps.
Nous nous sommes enfin dirigé-es vers l’Institoutskaïa. Nous sommes arrivé-es pile au moment où la foule des manifestant-es sortait de la torpeur et commençait lentement à se mouvoir. Les snipers du Berkout se sont confortablement installés sur le toit de l’une des maisons, pendant que les forces principales des trous du cul se sont hérissés de boucliers en formant une tortue romaine. Les manifestant-es libéraient le pavé, préparaient des cocktails de Hrouchevskï [militant prééminent de la cause nationale ukrainienne au début du XXe siècle ; il s’agit évidemment de cocktails Molotov préparés dans la rue nommé en hommage à Hrouchevskï, NDT], amenaient des respirateurs, des bandages de gaze et des masques à gaz quand iels en avaient. Et c’est parti…

Évitons de faire de la grande poésie, parlons de l’essentiel. De ce qui te serait utile, cher-e lecteur-ice, lorsque tu te retrouveras toi-même dans une situation similaire.
Il est important de se servir de sa peur : pour qu’elle t’aide à ne pas te retrouver dans des ennuis certains, sans non plus se transformer en panique et en fuite. Personnellement, j’avais une peur constante de recevoir une balle ou une grenade. Je sais depuis longtemps que je ne suis pas un brave, et je le dis sans coquetterie aucune. Je m’intéresse désormais à la nature d’un sentiment tel que le courage. Qu’est-ce que c’est vraiment ? La peur m’a poussé à me tenir plus près des gens, ne pas trop me démarquer, ne pas courir devant la foule. J’avais un petit sentiment méprisable : nous sommes une foule de gens, les chances qu’ils me tirent dessus sont peu élevées. J’avais aussi cette sensation de gamin : « wow, je suis dans une émeute comme j’en ai vu à la télé, il faut faire une bêtise ».
Mais cette dernière était la moins présente. A côté de la peur il y avait un sentiment ressemblant au vide : une obligation silencieuse de rester et d’agir. Il est presque impossible de le communiquer avec des mots. Il existe juste. Peut-être qu’il s’agit justement là du courage ? Après ça, il est important d’agir de façon réfléchie, ne pas juste rester debout ou de courir bêtement dans tous les sens.
Voilà que les premiers cailloux s’envolent, ainsi que les premières balles des flics et des grenades aveuglantes et assourdissantes. On entend des cris : il s’agit du cri de guerre.
A ce moment-là, commencent à résonner des cornemuses : la chanson insurgée « Bande par bande » est l’un des plus grands succès ici. C’est à ce moment-là que j’ai réellement compris le sens qu’avaient les musiciens de guerre dans le passé : le motif de combat fait rentrer dans un état de transe guerrier, qui remplit d’une sensation de la grandeur du moment, du devoir de se montrer courageux-euse. N’est-ce pas pour ça que nous aimons tant nous balader avec des écouteurs, que l’infiniment jolie bande-son donne un semblant de signification aux gestes et aux déplacements routiniers ? Pendant les grands moments, la bande-son se trouve d’autant plus appropriée.
Ensuite, essayons de faire point par point :
- Le plus stupide qu’on puisse faire, c’est de rester figé-e en attendant qu’il fasse beau. Dans un premier temps, la plupart des manifestant-es agit précisément de cette manière-là. C’est un bon moyen de chopper un « cadeau » de la flicaille sans avoir pu contribuer quoi que ce soit d’utile. Sans compter que les gens qui se poussent empêchent de se déplacer de manière efficace aux groupes de personnes actives. Le seul apport potentiel, c’est le sentiment d’être une masse. Je pense qu’une énorme foule diminue un peu la détermination des flics à lancer une charge. Mais je n’en suis pas certain à 100 %. Les effets néfastes de flâner bêtement sons donc tangibles et les avantages éphémères.
- En lançant un caillou, il est important de regarder d’abord derrière soi. Il y a eu des fois où, en balançant leur bras, des personnes touchaient leurs propres camarades qui se trouvaient à côté. Il est encore plus important de lancer uniquement depuis l’une des premières lignes. Certains personnages émotifs lançaient des pierres depuis le milieu de la foule, tout remplis d’euphorie. Ces pierres finissaient par atterrir sur les rangées de devant. J’espère qu’aucun des gars n’a été sérieusement blessé à la tête.
- Des boucliers peuvent vous protéger des balles en résine et du canon à eau. Ceux confisqués à la police anti-émeute ou fabriqués par ses propres moyens, à partir du contreplaqué ou des plaques de tôle. Les copain-es en première ligne les tiennent, couvrant celleux qui sont derrière. Les boucliers permettent aussi de faire des incursions, lorsqu’un groupe de camarades sort devant, et les trois-quatre premières personnes les protègent, pendant qu’iels lancent des pierres/des cocktails ou bien poussent des pneus dans le feu.
- D’ailleurs, à propos des pneus qui crament. Ceux-là ont un double rôle. D’un côté, la résine en feu est encombrante et empêche les flics de charger, alors que la fumée empêche les snipers de tirer avec précision. Ce n’est pas anodin que les canons à eau visent en premier lieu les pneus. Mais ils ne s’éteignent pas si facilement que ça, s’ils sont bien allumés. D’un autre côté, les pneus empêchent aussi les manifestant-es d’avancer, s’il se présente une occasion de lancer une attaque.
La bataille a donc commencé. Bientôt quelques gars courageux sont montés sur le toit depuis lequel les Berkout tiraient et lançaient des grenades et les flics ont dû se retirer. Ce qui a beaucoup encouragé les manifestant-es et a marqué une victoire tactique majeure.

Peu de temps après, les flics anti-émeute se sont accourus depuis l’allée opposée et ont réussi à couper la manifestation en deux pendant un moment, mais quelques minutes plus tard ils ont été pris en chasse, de telle façon que certains flics étaient pressés contre les barricades et capturés. Les manifestant-es les ont amené vers le Maïdan, tout en écartant les gars les plus chauds, bien déterminés à les lyncher.
Plusieurs fois encore, les vagues de Berkout et celles de la population se roulaient dessus les uns sur les autres à tour de rôle. Sont apparu-es les premier-es blessé-es graves, auxquelles des personnes de la brigade des médics volontaires venaient en aide dans la mesure de leurs capacités.
A ce moment-là, tout enfantillage a laissé la place à la pensée qu’il ne fallait pas se mettre dans l’embarras, sans pour autant recevoir une balle/une grenade. J’ai eu l’occasion de raccompagner l’un des blessé-es depuis les premières lignes pour voir un médecin, il s’est tourné vers moi : on ne voyait pas ses yeux, mais le sang coulait de l’orbite, en recouvrant quasiment la moitié de son visage : « L’oko [œil en ukrainien] est entier ? » m’a-t-il demandé…je lui ai répondu que tout irait bien et qu’il suffisait qu’on arrive jusqu’aux médecins. J’espère avoir eu raison. En russe, le mot « oko » relève plutôt d’un langage poétique exquis et un peu archaïque, alors qu’en ukrainien, il veut tout simplement dire « oeil », et cet oko ensanglanté m’a remis dans un état bien plus sobre.
Par la suite, on nous a informé-es d’une dizaine de mort-es, c’est horrible, mais je n’arrive pas à ressentir complètement la douleur de ces gens et de leurs proches, car j’en ai seulement entendu parler. Alors que ces hommes et ces gamins aux têtes fracassées et aux yeux crevés, – irrémédiablement, je le crains, – je les ai vus de mes propres yeux, j’ai sympathisé avec eux et, en retour, j’ai eu peur pour ma peau. Concernant cette-dernière :
- L’équipement minimum pour participer aux confrontations, c’est un casque de chantier, des gants et quelque chose pour couvrir le visage. Sans ça, ne vous y pointez même pas. Il serait encore mieux d’avoir un casque militaire, un gilet pare-balle, des genouillères, protéger au maximum les zones vulnérables du corps, sans restreindre ses propres capacités de mouvement. Des objets ennemis non-identifiés sont venus plusieurs fois se cogner contre mon casque de chantier : soit de la grenaille, soit des éclats de grenades. L’impact n’était pas puissant, mais je n’ai pas envie de savoir ce qui me serait arrivé, si je n’avais pas ce casque sur la tête.
- Comme le montre la pratique, les yeux sont particulièrement vulnérables aux blessures : il faut donc des lunettes de protection, certainement pas des lunettes normales en verre. Peut-être que des lunettes d’airsoft seraient adaptées, mais il vaut mieux avoir quelque chose de plus solide. Un tir direct même d’une balle en résine dans un œil non-protégé apporte le malheur.
- Quelques fois, une grenade explosait tout près de moi. C’est uniquement à la télé que les grenades aveuglantes et assourdissantes paraissent inoffensives. En vérité, au moment de l’explosion, on entend un énorme boom qui frappe très fort aux oreilles. J’ai toujours mal aux oreilles et les acouphènes ne sont pas entièrement calmés, même deux jours plus tard. En plus, les grenades qui explosent font voler des éclats brûlants et tranchants. Les bouchons d’oreille sont sans doute une mauvaise idée, car ils créent une sensation de vide et augmentent le temps de réaction, atténuant la capacité à s’orienter rapidement. Ils nuisent aussi à la communication avec les compagnon-nes. Des casques de tir me paraissent plus adaptés. Je ne sais pas combien d’explosions comme ça nos oreilles peuvent subir sans conséquence. Mais il me semble qu’encore deux ou trois m’auraient suffi pour que j’aie des problèmes de santé à vie. Il faut donc protéger les oreilles.
- Il est important de rester proche de ses ami-es. De vérifier régulièrement comment iels vont, pour que personne ne soit abandonné-e au destin si jamais il arrive quelque chose ou qu’iel se fasse arrêter sans que les autres ne le sachent.
- La police se sert activement de gaz lacrymogène que votre humble serviteur a eu le déplaisir de respirer quelques fois. Par conséquent, je peux vous dire qu’un simple pansement de gaze n’est pas le meilleur choix. Un vrai appareil de respiration serait bien plus pertinent, encore mieux : un masque à gaz. En plus de ça, des bénévoles traversaient la foule pour distribuer des tranches de citron, conseillant de les frotter contre le visages et les masques. Soi-disant ça aiderait face au gaz.
Bientôt est apparu un véhicule blindé, dispersant depuis une tour installée dessus un liquide bizarre de couleur violette, puant le nettoyant des toilettes. Il s’agissait sans doute d’une espèce de nouvelle formule de gaz.
Au bout d’un certain temps, nous avons quitté l’Institoutskaïa pour se rassasier et se changer. Pile à ce moment-là, les flics ont entamé une charge générale. Nous nous trouvions sur la place de l’Europe, à deux pas de la rue Hrouchevskogo déjà devenue légendaire. Nous allions nous diriger vers la Maison ukrainienne qui se trouvait aussi dans les parages.
Tout d’un coup, nous entendions un grondement et des cris. Du côté de la barricade de Hrouchevskogo, une masse hétéroclite de gens s’est précipitée en fuyant, suivie par une grande foule de gars casqués et en tenue de camouflage (les combattants de l’auto-défense), et enfin, telle la horde de Batu Khan [petit-fils de Gengis Khan, premier khan de la Horde d’Or, il a conquiert une grosse partie de la Russie actuelle, NDT], des tribus innombrables des Berkout. Depuis notre position, la vue paraissait épique, digne d’un film de guerre.
Le Berkout a commencé à avancer en direction du Maïdan, en laissant quelque peu derrière lui, un peu sur le côté, la Maison ukrainienne. Cela nous a permis d’évacuer un peu chaotiquement les blessé-es, les médicaments et quelques affaires qui s’y trouvaient, rempli-es de panique et d’angoisse. Pour sortir par l’arrière et non pas par le devant, juste en face du Berkout, on a dû éclater les vitres du premier étage. La défense de la Maison à laquelle on se préparait et qu’on renforçait depuis au moins deux semaines s’écroulait en un clin d’œil sans aucun combat.
L’offensive sur la rue Hrouchevsoko nous a tou-te-s pris-es de court. En ramassant tout ce qu’on pouvait, nous nous sommes dirigé-es en masse vers le Monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or. Les cloches sonnaient l’alerte, comme plusieurs mois auparavant, au moment de la première expulsion de « l’Euromaïdan ».
Ensuite commençait l’assaut du Maïdan, mais en étant privé de casque, je me tenais loin de la première ligne. Malgré tout, la chaleur des barricades et tentes en feu parvenait jusqu’à moi. A ce moment-là, une partie des tentes sur la place avait déjà complètement brûlé : le Berkout s’était ainsi servi des cocktails confisqués aux insurgé-es. Les fils d’actualité vous raconteront mieux les événements qui ont suivi.
En ayant attrapé les éclats d’un énième feu d’artifice de la police, qui m’a brûlé moi et les personnes à côté d’une espèce de feu de Bengale scintillant, j’ai décidé qu’il était l’heure de me diriger vers la gare. D’une manière ou d’une autre, je devais partir ce jour-là.

Lectures complémentaires :
- En souvenir de Dmitry Petrov
- “La révolution ukrainienne et l’avenir des mouvements sociaux”
- Concernant la participation d’un autre anti-fasciste, Alexeï Soutouga, au mouvement du Maïdan
- L’une des victimes était l’anarchiste Sergueï Kemski, auteur de « Entends-tu, Maïdan ? ». Certaines analyses suggèrent que Kemski aurait pu être tué par des nationalistes pro-Maïdan plutôt que par la police. ↩︎
- En ce faisant, Dmitry suivait les pas de l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine, qui a développé sa politique anarchiste en essayant d’agir en solidarité avec le peuple polonais opprimé (une bonne partie de la Pologne actuelle étant une colonie de la Russie au XIXe siècle). Soutenir celleux qui résistent à l’impérialisme russe a depuis longtemps été une priorité fondatrice pour le mouvement anti-autoritaire russe. ↩︎
- Il est très parlant que les nationalistes se soient alliés aux néolibéraux en Ukraine, tout en prétendant s’opposer au « mondialisme » néolibéral en France et aux États-Unis ; l’incohérence et l’opportunisme qualifient pratiquement le nationalisme. ↩︎
- Svoboda est née dans les années 1990 en tant que parti ouvertement fasciste composé de skinheads, mais qui a adopté une stratégie du « fascisme respectable en costard » afin de populariser ses idées depuis l’arrivée à sa tête d’Oleh Tyahnybok en 2004. Svoboda a remporté plus de 10% des voix lors des élections parlementaires de 2012 ; en revanche, contrairement aux inquiétudes, elle a perdu le soutien populaire après les élections de 2014. ↩︎
- Ïoulia Timochenko était une leader de la soi-dite « Révolution orange » qui a eu lieu en Ukraine entre novembre 2004 et janvier 2005, en conséquence de quoi elle est devenue première ministre. Elle a perdu les élections présidentielles de 2010 à Viktor Ïanoukovitch avec 3,5 % de voix d’écart. Le gouvernement de Ïanoukovitch l’a emprisonnée, mais elle a été relâchée durant la révolution de 2014. ↩︎
- Le 6 mai 2012, la « Marche des millions » s’est terminée par des clashs avec la police sur la place Bolotnaïa à Moscou. Un nombre important de personnes ont été arrêtées, dont l’anarchiste Alexeï Polikhovich et l’anti-fasciste Alexeï Gaskarov. Le procès en justice qui a suivi est devenu emblématique de la lutte pour la libération des prisonnier-es politiques russes. ↩︎