Etre une force autonome : le dernier texte de Dmitry Petrov


En suivant les nouvelles du mouvement anarchiste en Europe de l’Est, il peut être facile de sombrer dans le pessimisme. Entre les peines de prison à rallonge tombant à la chaine en Russie et au Bélarus et les décès des compagnon-nes sur le front contre l’envahisseur, il n’y a pas énormément de raisons de se réjouir.

Pourtant, on ne peut pas oublier que des centaines de personnes s’organisent pour rendre possible une résistance armée à l’envahisseur tout en portant des idées anarchistes, que des actions clandestines ont toujours lieu en Russie pour saboter la machine de guerre impérialiste, que des réseaux de solidarité anti-carcérale se mettent en place des deux côtés du front.

Quand on est tenté de perdre l’espoir, il peut être utile de garder à l’esprit des mots de l’anarchiste russe Dmitry Petrov, qui nous rappelle que c’est précisément lors des moments où tout a l’air de basculer que se joue l’avenir du mouvement anarchiste.

Dans son dernier texte publié sur la chaîne Telegram de l’Organisation anarco-communiste de combat dont il faisait partie, Petrov, mort au combat à Bakhmout en avril 2023, appelait ses compagnon-nes à accroître leurs forces, tout en développant « un pragmatisme politique sain », afin de rendre possible la réalisation des idées anarchistes ici et maintenant.

On peut débattre des directions stratégiques qu’il esquisse, il reste que ce court texte donne beaucoup de forces à celleux qui résistent, ce pour quoi nous avons décidé de le traduire ci-dessous. — DLB


nombreux d’entre nous, des anarchistes, surtout ceux qui avaient des positions théoriques bien affinées,gâchaient en vain leur temps sur des recherches illusoires de quelque chose d’hyper-parfait au sein de l’anarchisme, quelque chose qui n’a pas sa place dans la vie actuelle. Quelque chose qui a sans doute sa place dans l’avenir et encore, on ne sait pas sous quelle forme.”

Nestor Makhno, Souvenirs.

En ce moment même, nous traversons une étape charnière dans l’histoire de l’Europe orientale. Dans le tourbillon des événements, nous distinguons clairements le petit voile noir du mouvement anarchiste. Au sein de la résistance clandestine en Russie, l’activité du BOAK (Organisation anarco-communiste de combat) a eu une grande résonance. En Ukraine, dans le combat frontal contre l’impérialisme, des groupes de nos compagnon-nes, aussi bien celleux qui se battent les armes à la main que celleux dans de nombreuses sphères “pacifiques”, portent une perspective anarchiste dans le cour actuel des événements. Lors du soulèvement du peuple bélarusse tout entier contre la dictature en 2020, dont l’écho s’est fait retentir pendant cette guerre à travers les vagues de sabotage ferroviaire, les anarchistes représentaient l’une des forces les plus remarquables et mieux articulées. Ces indices sont signe d’une pertinence toujours actuelle de l’anarchisme dans nos réalités politiques contemporaines.

Cependant, celleux qui se retrouvent impliqué-es dans le mouvement se rendent bien compte qu’afin de devenir un facteur de transformation sociale véritable ainsi qu’une vraie force capable d’influencer les esprits du peuple et la société en général, quelque chose nous manque toujours. Peut-être même, beaucoup de choses.

Nous en aborderons une seule aujourd’hui. Il existe deux approches, qui, comme on peut le voir, empêchent notre mouvement et des personnes actives qui le composent de conscientiser leur place de façon adéquate et d’élaborer une ligne d’action pour le moment présent. En réalité, il s’agit des deux côtés d’une même médaille.

Aujourd’hui, il nous arrive d’entendre des affirmations du genre que “tout est perdu”, que “le mouvement anarchiste en Russie et au Bélarus est écrasé, alors qu’en Ukraine, il est incroyablement faible”… baissez les bras, faites vos valises : écrivez des mémoires ou, encore mieux, ne le faites pas. En plus, c’est ce qu’on raconte dans des moments décisifs. Lorsque toute la réalité sociale d’une région est en train de basculer et pourrait prendre une trajectoire complètement imprévue (cette possibilité à elle seule donne une chance favorable aux révolutionnaires).

D’abord, si quelqu’un est démotivé-e, c’est possible de tout simplement s’écarter du mouvement, sans chercher à décourager tout son entourage, tout en cherchant ainsi narcissiquement de l’attention envers sa propre personne. Ensuite, et c’est là le principal, un moment de défi historique tel que nous le vivons aujourd’hui exige de nous une concentration maximale de nos forces. Ce n’est pas surpenant qu’à ce moment précis, on pourrait avoir envie de tout lâcher. Cependant, celleux qui cueilleront les fruits de cette situation sont les personnes et les forces [politiques] qui auront trouvé en elles-mêmes la patience et l’endurance.

La deuxième approche pourrait paraître opposée à la première, car elle encourage l’activité, mais elle la rejoint dans ses conséquences. Ses partisans affirment que l’anarchisme et la lutte révolutionnaire n’est pas d’actualité, “il faut d’abord vaincre l’envahisseur de l’Ukraine” ou encore “renversons d’abord Poutine/Loukachenko” (cocher la case qui correspond), jettons-nous la tête la première dans ce travail, et après… Non, les ami-es, si au moment de la bifurcation, vous décidez de remettre vos idées à des temps meilleurs, vous pouvez d’ores et déjà considérer qu’elles resteront dans le placard à tout jamais.

Heureusement que parmi nous, il existe pas mal de personnes respectables qui mettent énormément de forces et d’énergie dans l’accomplissement de tâches particulièrement sérieuses. Seulement, il est d’une importance vitale que ces objectifs et efforts servent aux objectifs des révolutionnaires : la refondation de la société sur la base des principes libertaires. Pour la rendre possible, nous avons nécessairement besoin d’un mouvement massif et structuré qui aurait une influence pratique et théorique conséquente.

Les anarchistes, conscient-es d’être les créateur-ices de la politique révolutionnaire ici et maintenant, peuvent se permettre le luxe d’interagir avec des forces politiques adverses (par exemple, les diverses factions de l’opposition russe et bélarusse), ainsi que les institutions étatiques (comme les forces armées ukrainiennes). Car, au lieu de “vendre leurs principes” et de s’assimiler aux figures et structures politiques qui ne sont pas amies, l’utilité et la forme de cette coopération seront désormais déterminées par le pragmatisme politique sain, c’est-à-dire sa concordance avec les intérêts du mouvement révolutionnaire libertaire. Tout ce qui nous permet d’accroître nos structures, de nous faire gagner en reconnaissance, en expérience et en savoir-faire, aussi bien que d’étendre nos liens, sert aussi à l’accomplissement définitif de nos idées dans la vraie vie.


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