L’entraide féministe en Ukraine (entretien avec une militante de La Loge féministe)

Photo de trois militantes du collectif ukrainien La Loge féministe

A la suite de l’entretien avec Salam, combattant au front en Ukraine au sein de la Légion étrangère, on poursuit cette série sur la résistance anti-autoritaire ukrainienne par une discussion avec Zhenya, militante féministe au sein du collectif La Loge féministe, un collectif auto-organisé basé à Kyïv.

Zhenya revient sur la mise en place d’un réseau de solidarité matériel dès le début de la guerre pour répondre aux besoins des personnes minorisées et pour fournir de la contraception à des personnes vivant près du front. Elle décrit aussi sa vision d’un féminisme anti-autoritaire.

A de nombreuses reprises, il y sera question de l’aide humanitaire, car cette désignation recouvre tous les dons qui ne vont pas directement au front. Pour autant, la Loge féministe est un collectif féministe horizontal et non une ONG déclarée, et sa pratique est bien plus proche de l’entraide telle qu’elle est conçue par les mouvements anti-autoritaires que de l’action « humanitaire » des grosses associations.

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Salut. Peux-tu te présenter en deux mots ?

Salut, je m’appelle Zhenya, je ne suis pas originaire de Kyïv mais j’y vis depuis quelques années.

Peux-tu nous raconter comment tu as commencé à militer au sein du mouvement féministe ?

J’ai commencé à m’auto-désigner comme étant féministe quand j’étais très jeune, grâce à des médias féministes libéraux. Ça a été mon point d’entrée dans le féminisme, comme pour beaucoup d’autres qui l’ont découvert par cette voie-là. Plus tard, je suis devenue beaucoup plus critique de ces médias comme moyen de radicaliser les gens en général et les femmes en particulier, mais à l’époque c’était mon passe-temps, ça devait être il y a 19 ans.

Aujourd’hui, avec mes camarades de la Loge féministe on soutient les femmes (mais pas que) touchées par la guerre, à travers notamment l’aide humanitaire. On essaye aussi de mettre en place des projets culturels. Beaucoup de personnes ont quitté Kyïv depuis l’invasion, y compris celles qui fréquentaient les milieux féministes, pour aller à Lviv [ville située à l’est de l’Ukraine et plus épargnée par la guerre que Kyïv] ou à l’étranger. La ville est donc relativement déserte en ce qui concerne des événements féministes. En plus de l’aspect humanitaire, ce qu’on aimerait faire, c’est de créer des espaces de discussion et d’échange de réflexions, qui permettraient d’élaborer des positions et des récits communs [autour des événements qu’on vit].

Photo de trois militantes du collectif ukrainien La Loge féministe
Trois militantes de La Loge féministe. Photo prise sur ce site : https://www.femkyiv.com/feminist-lodge/

Comment as-tu rejoint la Loge féministe ?

J’ai commencé à y militer au moment de la guerre. La camarade qui m’y a invitée est une amie de longue date. Je connaissais ce collectif depuis longtemps, j’avais déjà assisté à leurs événements et je l’avais un peu soutenu par le passé.

Au début de la guerre, beaucoup de collectifs se sont plutôt concentrés sur l’aide humanitaire et le soutien aux combattant-es au front. Nous avons décidé que le plus important était une aide humanitaire pouvant répondre à des besoins concrets des personnes concrètes. L’aide humanitaire fournie par des grosses ONGs se base sur des statistiques générales et répond très peu aux besoins des personnes précises.

Avant la Loge féministe, je faisais partie d’un collectif qui ne se définissait pas comme féministe. La Loge était, quant à elle, un bon endroit pour tou-te-s celleux qui se définissent comme féministes et j’ai décidé de m’y joindre il y a un peu plus d’un an. Je pense qu’il s’agissait d’un besoin existentiel pour moi d’en faire partie…

Quand on envoie de l’aide matérielle, ça sert aux personnes qui vont la recevoir, mais c’est aussi en quelque sorte pour nous-mêmes, ça répond à des questions existentielles, de s’occuper de quelque chose qui paraît faire sens dans ce genre de situation. La guerre sape ta vision de la normalité, mais aussi de la sécurité et de la manière dont les choses devraient se passer. Tu comprends que ça n’existe pas en soi, que la guerre n’a finalement rien d’extraordinaire, qu’avant elle, il n’y avait que l’illusion d’une sécurité… Tu te rends compte à quel point toutes les vies sont fragiles, que tout ce que tu considérais comme acquis était en réalité relatif, y compris le pouvoir étatique.

Votre collectif existait déjà avant la guerre. Comment s’est-il transformé depuis ?

Il existe depuis 2017…j’ai rencontré ces filles il y a longtemps, depuis ce sont mes copines. Je crois que c’est la forme de coopération la plus authentique, celle qui consiste à faire quelque chose avec des copaines, car qui d’autres devrait-on impliquer là-dedans ?

Avant, elles organisaient des discussions, des conférences, des événements qui sensibilisaient aux thématiques féministes. Mais depuis la guerre, comme beaucoup d’autres collectifs, on a commencé à faire de l’aide humanitaire.

Est-ce que vous vous occupez en même temps de l’aide humanitaire et du soutien aux personnes au front ?

Notre activité principale en ce moment, c’est surtout de l’aide humanitaire, mais pas uniquement. Par exemple, avec FemSolution, un autre collectif féministe de Kyïv, nous avons organisé une soirée le 8 mars pour récolter des fonds pour notre camarade Kafa. Iel avait besoin de soutien financier et nous avons décidé de l’aider. Je pense que ça compte comme de l’aide militaire…

Si nous apprenons des besoins des personnes au front, et que nous avons les moyens, nous essayons d’aider.

Tu peux raconter un peu comment vous organisez concrètement le soutien matériel à des personnes touchées par la guerre ? Si j’ai bien compris, vous facilitez l’accès à la contraception ?

Oui, entre autres… En ce qui concerne la distribution de la contraception, nous avons été aidées par le collectif Radical Aid Force. Au début de l’invasion, nous recevions beaucoup de messages évoquant la hausse des violences sexistes et sexuelles dans les territoires [proches du front]. Apparut le besoin des pilules contraceptives, on envoyait alors des cartons entiers dans ces endroits. On a fait ça jusqu’à ce qu’on n’arrive plus à trouver à qui refiler ce qu’on recevait.

D’habitude, on envoyait à certaines personnes qui habitaient dans les régions proches du front. Elles savaient à qui distribuer, parce que c’était des locaux qui connaissaient d’autres gens. On les rencontrait par le biais des projets humanitaires de la Loge féministe ou d’autres collectifs. C’était des connaissances de connaissances. On gardait les contacts de cette manière, lorsqu’iels revenaient vers nous en nous exprimant leurs besoins.

Plus tard, nous ne savions plus à qui envoyer des dons, c’est-à-dire qu’on trouvait plus de personnes référentes qui pouvaient recevoir toutes ces choses et les redistribuer à d’autres. A cette période-là, l’Ukraine a introduit les ordonnances en ligne pour obtenir de la contraception d’urgence… En Ukraine, la contraception d’urgence a toujours été sous ordonnance, mais elle était tout le temps vendue sans, ce qui fait totalement sens, car c’est quelque chose dont tu as besoin dans l’immédiat.

L’introduction des ordonnances en ligne a augmenté la demande de la contraception. Quand tu vas dans une pharmacie, tu peux désormais avoir besoin de présenter une ordonnance et si tu ne l’as pas et qu’il s’est passé plusieurs heures depuis le contact non-protégé, ils ne vont pas te la vendre.

A ce moment-là, on envoyait beaucoup de pilules contre la grossesse non-désirée en collaboration avec une autre initiative qui s’appelle Drugstore. Elle s’occupe de l’aide aux personnes dont le mode de vie peut augmenter certains risques pour la santé, et ils nous aidé à donner une grande quantité de préservatifs et d’autres choses à envoyer. Ce n’est qu’une partie de notre activité.

Publication instagram de la Loge féministe avec une photo des médicaments envoyés vers des régions proches du front
En mai 2022, La Loge féministe envoie 25 kilos de médicaments à Kramatorsk (Donetsk)

Comment marche concrètement l’envoi de la contraception d’urgence ?

Avant, on l’envoyait aux coordinateur-ices, qui postaient des messages dans leurs réseaux locaux, donnant des infos pour venir la récupérer. Maintenant, on l’envoie directement aux personnes qui en font la demande, les gens nous donnent l’adresse du bureau de poste Nova Pochta [service de poste privée très répandu en Ukraine] à côté de chez eux et on l’envoie là-bas. Je ne pense pas que les gens commandent la contraception quand le besoin est très urgent, ils doivent la demander au cas où pour l’avoir sur soi, parce que c’est très utile.

Vous l’envoyez gratuitement ?

Bien sûr.

Qu’est-ce que vous faites d’autre ?

On continue à répondre à des demandes et à des besoins individuels. Nous avons publié une annonce accompagnée d’un formulaire sur lequel tu peux indiquer qui tu es, combien d’enfants tu as à ta charge, si tu t’occupes d’autres personnes, où tu habites et de quoi tu as besoin… Nous accordons une priorité aux personnes qui habitent près du front et dans des villages, car elles ont beaucoup moins accès à de l’aide humanitaire qui n’arrive quasiment jamais dans des zones rurales. D’habitude, elles demandent surtout des médicaments, des produits d’hygiène y compris ceux pour enfants ou l’hygiène menstruelle, des couches pour enfants ou pour adultes. Il y a aussi des demandes de nourriture pour bébé, car beaucoup de gens et en particulier des femmes se sont retrouvées en-dessous du seuil de pauvreté… De nombreuses personnes dépensent du cash pour payer une nourrice. Bien évidemment, la demande d’aide humanitaire ne diminue pas.

Une autre forme d’aide humanitaire qu’on amène, c’est lorsqu’on travaille ensemble avec les Collectifs de solidarité pour envoyer des colis dans le sud de l’Ukraine, dans les oblast Mykolaïevska ou Khersonska, où nous avons envoyé des produits d’hygiène menstruelle ou autre, du savon, du shampoing, et toute sorte de choses dont auraient besoin les gens dans ces conditions de vie. Notre aide humanitaire est d’abord dirigée à des femmes, mais lorsqu’elles s’occupent de personnes âgées par exemple, on aide forcément aussi les personnes qu’elles soutiennent.

Nous avons des ressources limitées, nous travaillons en premier lieu grâce à des subventions. Elles sont faites par des fondations qui acceptent de financer des organisations non déclarées officiellement, car nous ne sommes pas une ONG enregistrée, ni même une ONG tout court. Malheureusement, nous devons établir une hiérarchie entre les personnes qui reçoivent notre aide, ça produit des expériences qui nous brisent le coeur. Quand tu ouvres le formulaire et tu te rends compte que tout le monde ayant répondu a besoin de quelque chose, mais que tu as des ressources très limitées, tu dois aider au moins quelqu’un.

Quelles décisions vous prenez dans ces situations-là ? Comment faire une hiérarchie de besoins ?

Nous avons certains critères qui nous guident : par exemple, où tu habites, si c’est un territoire proche du front ou non, si c’est une zone rurale ou pas. Des personnes laissent des commentaires pour raconter leurs histoires. Nous essayons de cibler en priorité les habitant-es des régions dans lesquelles l’aide ne parvient pas à arriver ou celles où c’est impossible de trouver un travail.

Est-ce qu’on peut dire que votre objectif principal, c’est de développer un réseau d’entraide ?

C’est une sorte de solidarité en actes : il s’agit de rentrer en empathie avec ce qui arrive à d’autres et s’organiser de manière à leur simplifier un peu la vie. Je ne sais pas si on peut dire que c’est là notre objectif principal. Je pense que l’objectif principal, c’est que la guerre se termine… Je ne sais pas si ça arrivera. J’ai du mal à dire…

Dans l’un de ses livres, [l’anthropologue anarchiste] David Graeber explique que les situations de crise et les catastrophes poussent les gens à s’auto-organiser de manière autonome et que ça fait un peu partie de qui nous sommes. On se partage les différentes obligations au profit des communautés auxquelles nous choisissons d’appartenir. Je pense que ça arrive spontanément, sans que ça soit un objectif, et ça ne concerne pas uniquement la Loge féministe. C’est le cas en Ukraine depuis le début de la guerre. C’est très impressionnant de voir à quel point les gens sont nombreux à s’organiser. Il y a une auto-organisation très forte de la part des personnes qui n’appartiennent pas aux ONGs et qui ne savent même pas qu’on peut appeler leurs collectifs « des groupes affinitaires »… Leur motivation à exprimer une forme de solidarité avec les autres donne un peu raison à Graeber.

En même temps, c’est très intéressant…mais je vais peut-être te le raconter plus tard.

Si tu as envie, on peut en parler maintenant.

En mai dernier, un ami qui s’appelait Zhenya comme moi est mort. C’était un anarchiste aux principes et aux idées très fortes et globalement une personne très chouette. Avant qu’il n’aille au front, il avait vécu l’occupation de Vorzel, une commune proche de Kyïv où on avait vécu ensemble dans une résidence étudiante. Vorzel a été occupée pendant deux semaines au tout début de la guerre. Zhenya et d’autres personnes que je connaissais et avec qui j’étais amie se sont retrouvé-es sous occupation russe. Pendant deux semaines, ils ont cherché à survivre dans les sous-sols de la résidence étudiante.

Des habitant-es de Boutcha [ville proche de Kyïv qui a connu une série de massacres très importants par les forces occupantes au début de l’invasion] sont venu-es les rejoindre pour s’échapper aux bombardements et aux tirs, parce que Boutcha est vraiment très proche, accessible à pied. Cette expérience de deux semaines à Vorzel a poussé Zhenya à critiquer Graeber de manière assez virulente. Il disait que, certes, les gens s’entraidaient, mais que même dans ces situations-là, par exemple, ce n’était pas les hommes qui cuisinaient pour les autres, que la répartition du travail dans les communautés de survivant-es restait très genrée.

C’est très juste, ce n’est pas parce que les gens s’auto-organisent qu’on réussit à abolir le patriarcat (ou le capitalisme ou encore d’autres oppressions). Je pense qu’exprimer activement notre solidarité, se dire ouvertement féministe, faire quelque chose au nom du féminisme fait beaucoup sens dans ces contextes-là.

Surtout que notre féminisme n’est pas libéral, mais plutôt radical. Pas dans le sens des radfems ou des TERFs, bien sûr.

C’est quoi pour toi le féminisme radical, ou plutôt pas libéral ?

Je ne veux pas parler du féminisme radical, parce que je pense que les différents courants féministes transphobes ont pas mal discrédité cette formulation et ça ne sonne pas très bien. Je parle plutôt d’une approche radicale des questions féministes. Je ne peux pas parler au nom de tou-te-s mes copaines, mais selon mes principes féministes à moi, les initiatives ou collectifs féministes ne peuvent exister qu’en se basant sur des relations horizontales entre les un-es et les autres. Je ne pense pas que là où existent des rapports hiérarchiques, il puisse y exister un féminisme…

Dans l’ensemble, c’est un sujet très large. Tu peux poser une question plus précise ?

Est-ce qu’il y a des principes ou des valeurs à la base de votre collectif que tu considères comme étant radicaux ?

Je pense qu’il y a certains principes qu’on partage les unes avec les autres au sein du collectif, même si on n’a pas forcément le même point de vue politique sur tout. C’est l’approche anticapitaliste, anti-autoritaire, zéro tolérance envers les discriminations… On peut aussi dire que c’est une approche intersectionnelle.

Et vous vous considérez comme un collectif autonome ?

Vis-à-vis de qui ?

Par exemple, vis-à-vis de l’État.

Évidemment. Nous ne sommes pas reconnues en tant qu’organisation officielle. Nous ne sommes pas toujours d’accord sur comment analyser cet état de fait [et si on doit rester indépendant-es ou plutôt chercher une forme de reconnaissance officielle].

Par exemple, avec l’amie qui m’a invitée dans le collectif, nous avons très souvent des débats politiques interminables, lorsque nous essayons de prouver à l’autre qu’elle a tort pendant des heures jusqu’à avoir la bave aux lèvres. Il y a quand-même quelques principes fondamentaux qu’on partage et ça suffit pour qu’on agisse ensemble. A la fois pour avoir de l’empathie avec les autres, et aussi pour être solidaires d’autres gens.

Quelle est la réception du féminisme par la société ukrainienne à l’heure actuelle ? Est-ce qu’elle a pu changer depuis le début de la guerre ?

Le féminisme libéral est devenu plus mainstream et il est moins marginalisé. Si c’est le cas, c’est aussi parce qu’il ne promeut pas des idées radicales et son existence ne vise pas à renverser le statu quo. C’est peut-être pour ça qu’il est plus facilement acceptable par des personnes aux positions conservatrices.

Si on parle du mouvement de gauche, et par exemple des anarchistes (même si beaucoup d’anarchistes ne se considèrent pas comme faisant partie de la gauche), une grosse partie du spectre politique [classique] a été complètement discréditée et marginalisée. C’est difficile de dire comment ça change. Je suis plutôt pessimiste en général, ou en tout cas je ne suis pas forcément pessimiste, mais je ne suis pas encline à espérer grand-chose. La renaissance des sentiments nationalistes est déjà là, je pense que ça ne s’arrêtera pas même si la guerre se termine. Je pense que les mouvements nationalistes en Ukraine obtiendront encore plus de pouvoir qu’avant, parce qu’ils ont plus de points et d’arguments de leur côté qui peuvent servir à manipuler les émotions des gens…le potentiel de mobilisation de ce genre d’organisations s’appuie sur des personnes souvent jeunes et traumatisées par la guerre, qui constituent pour lui une plateforme très réceptive.

Quelles différences principales voyez-vous entre votre collectif et des organisations féministes libérales que tu as déjà pu évoquer ?

Nous ne sommes pas du tout les seules représentantes du féminisme non-libéral. En Ukraine, il existe différents collectifs qui ne se considèrent as libéraux, par exemple Bilkis à Kharkiv, le très chouette FemSolution que j’ai déjà mentionné…

L’une des différences principales avec les organisations libérales, c’est le rapport à l’institutionnalisation, l’organisation interne du collectif, c’est-à-dire les principes que vous utilisez et qui vous servent dans votre prise de décisions. Je ne pense évidemment pas que les féministes libérales font des trucs inutiles, pendant que nous, on est des super militantes…au contraire, il y a beaucoup d’organisations civiles que je considère comme étant libérales et qui font un boulot essentiel.

Il faut plutôt regarder la façon dont cette aide est distribuée et à qui : par exemple, FemSolution a un programme d’aide aux personnes psychiatrisées qui ont besoin de médicaments spécifiques. C’est un groupe très marginalisé et stigmatisé, dont la survie est très difficile pendant la guerre, et ce programme est motivé par un choix politique en quelque sorte.

Les organisations libérales quant à elles ont beaucoup plus de moyens financiers, beaucoup plus de personnes qui travaillent pour elles en tant qu’employé-es et qui ont un salaire. Ces organisations distribuent beaucoup plus d’aide que tous les collectifs qui s’organisent par le bas comme le nôtre.

Vous êtes tou-te-s bénévoles ?

Je n’aime pas ce mot-là, je ne me considère pas comme une bénévole, mais de fait on ne reçoit aucun salaire. On va pas se payer nous-mêmes après tout, l’argent qu’on reçoit c’est pour distribuer de l’aide. Ça reste une question très importante. Les subventions que reçoivent les collectifs non enregistrés ne couvrent pas les dépenses des militant-es, parce que nous ne travaillons pas officiellement.

Actuellement nous sommes quatre personnes. Une de nos camarades voudrait lancer des événements culturels, des projections de film par exemple. On réfléchit à lancer des soirées FLINTA* [femmes, lesbiennes, intersexes, non-binaires, trans, agenres et plus], des espaces un peu « safe » parce qu’ici en ce moment, c’est très triste…

Cette copine organise souvent des projections suivies des discussions. Il y a beaucoup de sens à ce genre d’activité, nous-mêmes sont souvent en burn-out. Quand tu as en face de toi le vaste abîme de la souffrance et de la tristesse humaine, tu peux y jeter tout l’argent que tu veux, il ne se refermera jamais. On veut aussi organiser des choses qui permettent un peu à tout un tas de gens, en commençant par nous-mêmes, de s’oublier un peu. En même temps, parmi les projections qu’on a organisées, il y en avait une sur la situation des femmes en temps de guerre, donc bon… Je ne sais pas pourquoi on se fait violence.

A vrai dire, c’est très important de pouvoir en parler, ou tout simplement d’avoir des espaces pour pouvoir s’exprimer ou élaborer des récits communs, de comprendre par nous-mêmes ce qu’il nous arrive, où est-ce qu’on se trouve et ce qu’on peut en faire.

Tu dirais que c’est quoi les problèmes principaux actuellement liés aux oppressions de genre à l’heure actuelle en Ukraine ?

Je ne sais pas, l’existence du patriarcat ?

C’est évident qu’au moment de la guerre, c’est le risque accrue de violences sexistes et sexuelles visant les femmes et les minorités de genre. Dans des régions proches du front, mais pas que. Comme dans tout endroit touché par la guerre, même après la fin, il y aura une certaine période où ça restera un gros problème.

Définir quel problème est « genré » et lequel non peut être difficile…par exemple, si tu as une femme dont le mari est mort au front, qui a des enfants de bas âge et des proches âgé-es, qui perdent leur maison et doivent partir, ça arrête d’être seulement un problème genré. Bref, le plus gros problème, c’est celle de la guerre elle-même.

Par contre, je sais que parmi les personnes ayant perdu leur revenu et se retrouvant en-dessous du seuil de la pauvreté, les femmes sont souvent plus touchées que les hommes. Parmi celles qui sont obligées de faire du travail non-rémunéré, de nourrice par exemple, c’est aussi surtout les femmes… ne pas considérer qu’il s’agisse d’un problème genré est aussi très compliqué.

Je dirais enfin que la poussée des ressentiments nationalistes ainsi que l’influence grandissante des mouvements néo-nazis, ce n’est pas forcément juste une question féministe. En menaçant les valeurs féministes, ces mouvements menace les conditions de vie de tou-te-s.

J’ai vu sur vos réseaux que vous racontiez des histoires de personnes queer qui se retrouvent au front, qu’est-ce qu’iels vous disent sur la guerre et leur vie à l’armée ?

Nous avons une camarade s’occupe de ce projet. Ces entretiens sont faits ensemble avec UA Fem Net (un réseau indépendant de militantes féministes ukrainiennes).

Publication instagram de La Loge féministe qui annonce le succès d'une levée de fond pour Kafa, camarade non-binaire sur le front ukrainien
Lors de la soirée du 8 mars 2023, les collectifs La Loge féministe et Fem Solution récoltent 1200 euros pour Kafa, un-e camarade queer non-binaire au front

Nous n’avons pas de gros réseaux, ni beaucoup d’abonné-es, mais on se sert des médias qu’on a pour apporter plus de visibilité aux copaines queer au front. C’est le premier contre-argument aux nationalistes justement, parce qu’iels sont queer et iels sont là, et les nationalistes ne peuvent rien y redire. Ces personnes ne peuvent pas raconter ce qui se passe au front, parce qu’il y a le secret militaire, mais iels peuvent exprimer ce que ça leur fait de vivre au sein des institutions patriarcales et homophobes comme l’armée.

Je ne sais pas si c’est un contre-argument important, mais je pense que ça marche d’une certaine manière. Ma mère par exemple a liké une publication concernant une personne non-binaire au front et j’étais très enthousiasmée… Je pense que la politique de la représentation fonctionne quelque part, car ma mère est plutôt conservatrice, mais ça lui a pris moins de deux ans de se rendre compte que des personnes non-binaires existaient et qu’en plus, ces personnes combattent aussi au front. Pour moi, c’est déjà une petite victoire.

Est-ce que beaucoup de personnes queer combattent dans l’armée ?

Dans l’ensemble, je ne sais pas du tout, mais des personnes queer que je connais personnellement, pas mal sont parti-es au front, oui. Il n’existe pas de statistique (surtout ce n’est pas des choses que les personnes déclarent forcément), mais je pense que ces personnes sont nombreuses.

Est-ce que vous avez des programmes pour que ces personnes puissent demander de l’aide ?

Nous avons des ressources limitées qui vont surtout être dirigées sur l’aide humanitaire. Du coup, le soutien aux camarades queer, ça va surtout être des initiatives personnelles. Lorsqu’on apprend qu’il y a un besoin, on peut aider en donnant de l’argent à des cagnottes. Si on avait plus d’argent, je pense que ça serait bien d’avoir un projet pour les soutenir, mais les équipements qui vont au front sont très chers.

Qu’est-ce que tu aimes le plus faire dans ton collectif ?

J’aime le plus traîner avec mes copines… Je ne peux pas dire que le travail que je fais me plaît forcément, mais j’aime bien le sentiment qu’on travaille à améliorer un petit peu la situation des gens. C’est une sorte de sentiment d’auto-validation, je dirais.

Sinon j’aime vraiment beaucoup juste passer du temps avec mes copines, qu’on se retrouve pour parler de tout ou de rien, ou des sujets très spécifiques.

Est-ce que vous êtes soutenues par des collectifs féministes d’autres pays ? Comment est-ce qu’on peut vous aider depuis l’étranger ?

Nous sommes soutenues par différents collectifs et pas uniquement des collectifs féministes. Des fondations féministes nous filent de temps en temps des subventions pour soutenir nos activités, mais je sais pas si on peut dire qu’il s’agisse là de collectifs à proprement parler… L’aide la plus efficace reste de nous filer des sous (via Paypal par exemple), c’est ce qui marche le mieux. Les besoins humanitaires ne diminuent pas. Souvent on se retrouve à compléter avec notre argent à nous, ce qui est très frustrant.

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Voici les liens pour soutenir financièrement certains collectifs mentionnés dans cet article :


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