Les anarchistes ne devraient pas diffuser la propagande de Poutine

Les anti-Maïdan tirent sur les manifestant-es pro-Maïdan depuis l'arrière des lignes de police à Odessa.

Chaque invasion coloniale et impérialiste s’accompagne toujours de vagues de désinformation servant à délégitimer toute forme de résistance populaire ou militaire à l’empire. Ces campagnes de propagande font croire que l’envahisseur n’avait pas d’autre choix pour protéger ses citoyen-nes qu’en lançant une guerre frontale contre l’ennemi. C’est tout aussi bien le cas en Ukraine, où le régime russe prétend agir contre des forces néo-nazies massacrant des minorités russophones, qu’en Palestine, où l’Etat israélien prétend neutraliser une menace terroriste en éradiquant la population de Gaza et en poussant encore plus loin la colonisation de la Cisjordanie.

Le texte suivant est notre traduction d’une tribune publiée dans les colonnes du site anarchiste russe avtonom.org, écrite par le militant Antti Rautiainen. Elle a le mérite de rappeler que nos réseaux anarchistes ne sont pas immunisés contre la propagande d’Etat, même lorsqu’on cherche à s’extirper de toute forme de nationalisme et de militarisme.

Cette tribune se concentre sur le débunkage de quelques théories du complot véhiculées par des anarchistes italien-nes auteur-es et signataires d’une lettre collective appelant à « saboter la guerre ». Elle offre aussi une ébauche de réflexion autour de l’éthique de la résistance en temps d’invasion impérialiste.

Nous la trouvons insuffisante sur plusieurs points, notamment car elle présente la résistance anti-impérialiste au sein des forces armées comme une question qui ne se poserait qu’au niveau de l’éthique personnelle. Au lieu d’un simple choix moral individuel, nous pensons qu’il s’agit surtout là d’une stratégie de défense collective, assumée comme telle et critiquable certes (des ancien-nes participant-es au peloton anti-autoritaire en Ukraine formulent elleux-mêmes des critiques sur cette expérience autogestionnaire qui s’est très vite heurtée à ses propres limites). Elle est pourtant aussi le fruit d’un contexte politique et social, qu’il est difficile de comprendre sans adopter une grille de lecture anticoloniale et anti-impérialiste (que la gauche occidentale octroie plus facilement à certains conflits qu’à d’autres, établissant ainsi une espèce de rivalité entre des sociétés colonisées, envahies et/ou menacées de génocide).

Néanmoins, ce texte reste important à diffuser, car il apporte une base factuelle à un débat politique au sein des milieux libertaires. Ce n’est pas anodin que certain-es des anarchistes cherchant à s’opposer à « toutes les guerres » et clamant « ni Poutine, ni OTAN », se tournent vers des récits alternatifs sur la guerre en Ukraine diffusés d’abord et avant tout par des chaînes officielles satellites du Kremlin.

Pour l’anecdote, quelques mois après le début de l’invasion, lors d’une discussion publique autour de la résistance ukrainienne en banlieue parisienne, un participant évoquait « le massacre de la maison des syndicats à Odessa en 2014 » s’appuyant sur les articles du média autonome acta.zone (partisan d’un « axe de résistance » composé de la Russie, de l’Iran, de la Chine etc). A ce moment-là, les modérateur-ices n’avaient pas assez d’éléments pour lui répondre là-dessus.

Cette tribune nous pousse donc à chercher plus loin que les récits tronqués qui apparaissent sur le net et de développer une analyse plus conséquente des guerres auxquelles on cherche à s’opposer.


En septembre dernier, quelques anarchistes italien-nes ont publié une lettre collective critiquant l’auto-défense des anarchistes ukrainien-nes et leur lutte contre l’agression impérialiste russe.

Des émeutier-es anti-Maïdan armé-es à Odessa, le 2 mai 2014.
Des émeutier-es anti-Maïdan armé-es à Odessa, le 2 mai 2014.

Leur argumentaire s’appuie à la fois sur des considérations éthiques et factuelles. Je vais commencer par parler des faits, car il apparaît malheureusement que ces camarades sont tombé-es dans une réalité alternative, façonnée par [la chaîne de propagande du Kremlin] Russia Today et d’autres campagnes de désinformation menées sur les réseaux sociaux et sponsorisées par la Russie.

Qui a commencé la guerre en Ukraine ?

D’après ce groupe d’anarchistes italien-nes, la guerre [contre la Russie] « a débuté en 2014 avec l’attaque contre les communautés russophones d’Ukraine ». L’Ukraine aurait été autrice de « violence, des attaques, des viols, des homicides et des attentats à la bombe contre la population du Donbass (environ 14,000 morts entre 2014 et 2022, dont des centaines d’enfants) ; l’horrible massacre d’Odessa le 2 mai 2014, lorsque des manifestants non armés réclamant l’indépendance de l’Ukraine, qui s’étaient cachés dans le bâtiment du syndicat local, ont été massacrés et brûlés vifs par une foule de nazis armés escortés par la police. »

Et la guerre aurait débuté à cause de ces « provocations ». Cela veut dire que, selon les anarchistes italien-nes, la guerre de 2022 a été, en quelque sorte, commencée par l’Ukraine.

Comme c’est le cas dans de nombreuses autres guerres, la guerre du Donbass en 2014 n’avait pas un point de départ unique. Avant le conflit, il y avait eu les manifestations de l’Euromaïdan à Kyïv, pendant lesquelles plus de 100 personnes sont mortes. Selon le Ministère de l’Intérieur ukrainien, 17 agents de police ont été tués pendant l’Euromaïdan. J’espère qu’il ne s’agit pas là de «l’attaque contre les communautés russophones d’Ukraine » à laquelle font référence les anarchistes italien-nes.

En réaction au Maïdan, la Russie a procédé à l’occupation militaire et à l’annexion de la Crimée. Depuis le 27 février 2014, un soldat russe est mort [là-bas]. J’espère que ce n’est pas là non plus l’attaque ukrainienne dont parle le texte.

Dans de nombreuses villes à l’est de l’Ukraine, les soutiens du président évincé Ianoukovytch ont occupé des bâtiments administratifs, mais ces occupations sont restées relativement non-violentes. Cependant, le 12 avril 2014, des troupes armées menées par le colonel du GRU [le service de renseignement militaire en Russie] Igor Guirkine (depuis identifié comme ayant participé aux disparitions forcées en Tchétchénie) ont pris le contrôle de la ville de Sloviansk. Ils ont commencé à prendre en ôtage et assassiner des habitant-es locaux-les qu’ils soupçonnaient de s’opposer aux intérêts russes, mais aussi de saccager les maisons de la minorité Rom locale.

La guerre n’a donc pas commencé en 2014 avec l’attaque contre les communautés russophones de l’Ukraine, mais plutôt par un agent secret russe qui a attaqué une ville ukrainienne avec ses troupes, suivant les ordres du Kremlin.

Évidement, les raisons derrière la guerre étaient complexes : des conflits entre divers groupes d’oligarques, la méfiance entre les élites politiques des différentes régions de leurs pays respectifs, liée à la question de la langue, mais pas seulement. Il n’y a pourtant pas beaucoup de controverse, ni de débat sur qui a escaladé ce conflit [en une guerre] : Guirkine en personne a déclaré avoir commencé la guerre, et aussi qu’il en était fier.

Concernant les 14,000 morts que les anarchistes italien-nes considèrent comme étant les victimes de la guerre du Donbass, cette affirmation n’est pas sourcée, mais il s’agit en réalité de la limite supérieure indiquée par le rapport de l’OHCHR de l’ONU qui, je suppose, est leur source ultime.

De ces 14,000, 4,400 sont les pertes estimées de l’armée ukrainienne et encore 6,500 sont les pertes totales estimées des troupes russes et séparatistes. [En plus de ces mort-es,] l’OHCHR dénombre 3,404 victimes civiles des deux côtés du front, les troupes russes et séparatistes tirant aussi habituellement sur des bâtiments civiles et disséminant des mines. Néanmoins, des 3,404 victimes civiles, 3,039 sont mortes dans la période entre 2014 et 2015, et 298 sont les passager-es du vol civil Malaysia Airlines que les soldats russes avaient abattu par accident.

Sur tout l’année 2021, c’est-à-dire juste avant l’attaque du février 2022, seulement 25 civil-es avaient péri dans ce conflit, des deux côtés du front. De ces personnes, 12 sont mortes dans des accidents liés aux mines ou d’autres débris explosifs. Ces chiffres ne sont contestés d’aucun côté, et le rapport de l’OHCHR se base, en réalité, sur les données communiquées par les officiels des républiques « séparatistes » eux-mêmes. Il devrait donc être évident qu’il n’y avait aucun génocide en cours contre la population du Donbass de la part du côté ukrainien en 2022, et que ce conflit s’était plutôt amoindri jusqu’à l’invasion totale par la Russie.

Que s’est-il passé dans la maison des syndicats à Odessa ?

En ce qui concerne l’incendie de la maison des syndicats d’Odessa le 2 mai 2014, un grand nombre de reportages ont été faits sur place (par exemple : https://napaki.livejournal.com/100072.html). Ce jour-là, une marche organisée par des fans de foot pro-Maïdan était attaquée par des manifestant-es armé-es anti-Maïdan et pro-russes qui ont collaboré avec la police. Dans la photo ci-dessous, vous pouvez voir le militant anti-Maïdan Vitaly Boudko présumé d’avoir tué Igor Ivanov du côté opposé tirant avec un fusil d’assault sur le camp opposé. Malgré ça, la faction pro-Euromaïdan a réussi à prendre le dessus. Les manifestant-es anti-Maïdan étaient pris en chasse jusqu’au Palais des Syndicats qui a ensuite brûlé. De nombreuses personnes y ont trouvé la mort. Parmi les victimes, il y avait aussi des personnes qui n’avaient rien à voir avec les militant-es anti-Maïdan.

Les anti-Maïdan tirent sur les manifestant-es pro-Maïdan depuis l'arrière des lignes de police à Odessa.
Les anti-Maïdan tirent sur les manifestant-es pro-Maïdan depuis l’arrière des lignes de police à Odessa.

 

La foule pro-Euromaïdan à Odessa était composée de nationalistes ukrainiens et de libéraux de droite aux côtés de quelques fachos, alors que les anti-Maïdan comptaient parmi elleux des nationalistes russes et des conservateurs de droite avec une saveur de nostalgie soviétique. Aucun de ces groupes n’avait quoi que ce soit à avoir avec l’anarchisme, les idées anti-autoritaires ou n’importe quelle autre forme de gauchisme, hormis le stalinisme, et choisir l’un de ces deux camps serait ridicule. Maintenant, si des anarchistes ou des anti-fascistes avaient attaqué une manifestation de droite, perdu la bataille et si certain-es d’entre elleux étaient tué-es, j’aurais fait le deuil des victimes, mais sans déclarer que des « manifestant-es non-armé-es étaient assassiné-es ». Bien évidemment, je ne souhaite à personne, ni aux nationalistes russes, ni aux staliniens, une mort par intoxication au monoxyde de carbone, mais ce genre de choses peuvent arriver lorsque vous lancez une bataille que vous perdez.

On peut trouver de nombreuses vidéos de l’incendie en ligne. Celle-ci, par exemple, montre que le feu se répand à la fois depuis l’extérieur et l’intérieur du bâtiment : c’est très probable que les manifestant-es anti-Maïdan ne faisaient pas très attention à leurs propres cocktails Molotov. Dans d’autres vidéos, on voit la foule pro-Maïdan réagir de façons différentes aux personnes emprisonnées dans le bâtiment : certain-es tabassent celleux qui s’en échappent, pendant que d’autres les aident à fuir grâce à des échelles.

Le cours des événements à Odessa n’est pas controversé. Le groupe de journalistes locaux « Le 2 mai » a réuni diverses théories du complot et les a toutes réfutées. Même si la police locale est restée passive pendant les événements, elle a, par la suite, réussi dans une certaine mesure à enquêter sur la violence et d’amener certain-es participant-es à la marche pro-Maïdan au tribunal (des membres violents de l’anti-Maïdan s’étaient échappés en Russie évitant l’arrestation). Malgré ça, à cause d’une pression extrême sur le tribunal, aucun-e n’était condamné pour l’incendie.

Il n’y a pas deux versions contradictoires en ce qui concerne ce qui s’est produit à Odessa, ni même, plus généralement, les événements s’étant déroulés en Ukraine au printemps 2014. Même les analystes les plus sérieusement pro-Kremlin n’affirment ni que Igor Guirkine était un ukrainien russophone opprimé, ni que les manifestant-es anti-Maïdan à Odessa se sont fait-es attaquer en premier. Ce genre d’histoires alternatives fantastiques sont réservées aux réseaux sociaux et à d’autres coins vulgaires d’internet, ainsi que les crédules auditeur-ices occidentaux-les de Russia Today.

Et le fascisme en Ukraine ?

Lorsqu’une guerre démarre, c’est généralement une bonne approche de commencer par parler aux anarchistes locaux-les, dont il y a un bon nombre en Ukraine. Malheureusement, les anarchistes italien-nes semblent avoir d’abord consulté la propagande merdique du Kremlin. La même chose vaut pour l’influence nazie et fasciste sur la société ukrainienne, qui est, en même temps, largement exagérée par les propagandistes russes et sous-estimée par le camp libéral en Occident. Ce sont les anarchistes et les antifascistes ukrainien-nes qui se sont battu-es contre ces mêmes nazis pendant des années. Personne ne connaît mieux la situation avec les nazis mieux que les camarades ukrainien-nes, et ce sont les mieux placé-es pour estimer la gravité de la menace que font planer les fascistes ukrainiens sur la société plus large. Je ne dis pas que d’autres personnes ne devraient avoir aucun avis là-dessus.

C’est tout de même étrange de lire des anarchistes préoccupé-es par les arrestations des prêtres pro-Poutine. Evidemment, certain-es gauchistes qui subissent actuellement la répression en Ukraine ont toujours été contre Poutine, et c’est un problème qui ne reçoit pas assez d’attention, mais il est impossible de comparer le niveau actuel de la répression en Ukraine à celui en Russie.

Sur l’éthique de la résistance

Concernant l’argument plus éthique de ne pas se joindre à une armée étatique et de refuser de se défendre contre une agression impérialiste, ceci est moins lié à des événements spécifiques qu’à une éthique personnelle. La guerre, c’est le meurtre, et se joindre au meurtre, peu importe la cause, bonne ou mauvaise, devrait être une décision personnelle, car la responsabilité morale repose toujours sur l’individu. Je ne suis personne pour exiger le pacifisme ou bien de demander à ce qu’on tue un-e autre.

Les anarchistes italien-nes ne mentionnent même pas une seule fois le sujet de l’impérialisme ou celui du colonialisme dans leur communiqué. La guerre en Ukraine est présentée et comprise comme étant une guerre entre deux Etats-nations tout aussi autoritaire l’un que l’autre, ou encore une guerre par procuration entre deux blocs géopolitiques : l’OTAN et le bloc russo-chinois. Cependant, Poutine, l’élite russe ainsi qu’une large partie de leur public lavé du cerveau ne considèrent pas l’Ukraine comme étant un Etat à proprement parler, mais plutôt une partie de la Russie reprise par des paysan-nes primitif-ves et arrogant-es qui parlent entre elleux un drôle de dialecte russe. L’objectif de la guerre est de faire de l’Ukraine un pays satellite de la Russie. Il s’agit alors d’une guerre de conquête impériale : soit pour créer une zone tampon, soit, dans le meilleur des cas pour le Kremlin, pour assimiler tou-te-s les ukrainien-nes au sein de la société russe.

On trouve difficilement dans l’histoire des invasions coloniales qui n’étaient pas, en même temps, des sortes de guerres par procuration (voire des guerres frontales) entre plusieurs Etats coloniaux ou impériaux. De la même manière, rares sont les soulèvements anti-coloniaux qui ont pu gagner sans chercher, de manière opportuniste, à obtenir de l’aide de la part des blocs géopolitiques rivaux.

Pendant plusieurs décennies, le conflit palestinien a été, en plus d’une lutte de libération nationale, une guerre par procuration entre les blocs soviétique et occidental, et, plus récemment, une guerre de proximité entre les Etats-Unis et l’Iran. Ces deux aspects n’excluent pas l’un l’autre. Chaque mot utilisé par les anarchistes italien-nes qui décrivent comment la guerre en Ukraine bénéficie aux industries de guerre capitalistes représente avec tout autant de justesse le conflit palestinien, qui a servi de terrain pour tester des technologies militaires israéliennes et, parfois, désormais iraniennes. Cela veut-il dire que les palestinien-nes devraient cesser de résister, abandonner leurs terres aux colons extrémistes et de s’exiler dans n’importe quel pays qui les acceptera ? Les kurdes devraient-iels arrêter de se battre [contre le régime turc] ?

La résistance anticoloniale et anti-impérialiste se déroule fréquemment dans un cadre étatique ou quasi-étatique, et la plupart des pays du monde ont reconnu l’État palestinien. Si l’Israël et les Etats-Unis reconnaissaient un Etat palestinien tout en continuant de massacrer et de nettoyer ethniquement la Palestine, est-ce que cela serait acceptable ? Cela ne devrait pas être trop demander que les mêmes principes soient appliqués à toutes les luttes anti-impérialistes, pas seulement en Ukraine.

Les enjeux éthiques et la question de la stratégie anarchiste sont évidemment plus compliquées que les simples erreurs factuelles. Personne d’entre nous ne peut prédire l’avenir. Nous ne savons ni ce qui va arriver en Ukraine, ni si les efforts des anarchistes et des antifascistes ukrainien-nes vont porter fruit ou plutôt finir en échec cuisant.

Seulement avec le temps nous pourrons savoir qui avait raison : celleux qui combattaient l’impérialisme en tant que volontaires dans les tranchées ou celleux qui appelaient à la désertion sur internet. En revanche, même ces dernier-e-s devraient faire attention à ce que leurs affirmations soient basées sur des faits et non pas sur de la propagande obscure du Kremlin qui ne résiste pas à la moindre analyse critique. Je peux accepter et respecter des anarchistes ayant des principes et stratégies différentes des miennes, mais je ne peux pas accepter des anarchistes qui répandent des récits falsifiés.


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